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COLLECTION DES CLASSIQUES POPULAIRES
RACINE
LES CLASSIQUES POPULAIRES
Pablirs sons U dirrction et M. Kmilp KAGliKT
DB L'ACADKMIB FKANÇAI8B
Prix de chaque voluine, broché 2 »
— — cart. soupir, Ir. rouffps, 2 76
Chuqiie volume contient tle n«tnilireiiKeN illiiatrationn.
'~^\JIlil, àl.Sorboniif.t ...I.
FK\KI ()\ ^" ^ """
1 lji.1 1j1jV7.^, lAcdimit c
CoUkT, r«Uor d»
l'Actilitr.U d* HordMDi, 1 toI
ii()MKi{i:,r;,
Il KR( n)( HE, ^" ,L-jr.'X:-^z
lom aa L^cé* Charlemiiiit , I
l(. 1 \7 A V'PirC parLocim Hiabt. laortal
l^r^lV > /\.i.> 1 I^>-^, J«l'Acad«mi«tnnçait.',
Sli AK ESPE A RE, -^L.irW'.^.'î.r
l'twar an Collège de France. 1 lol.
z"» /y" Il I L' par FiRBcni, inapecUor général
VJvJl» 1 111-j, d« rinatmcUaD publique.
LA "poésie lyrique EN
FRANCE AU MUYKN AGK.
par L. CLtDtT, dojan di la FacnlU dei Lntrea
dt Lyon, 1 toi.
LE ÏIlEATREF:iN FRANCE
AU MOYKN A(1E, parUMew». 1 >ol
LES CHRONIQUEURS ,
par A. DciiDoun, Intptcltor général dt i'Iot-
tr»clion publM;»'.
PHaaitK »»I«I« CiOAardtiim; — JoiHulle, l»ol.
Diuxitaa ttKK : Froittari; —Commmt,, 1 toi.
R\ n 1/ 1 V I^ P*' EaiLC CiiiHanT, de
.•\l)l^L\IO, l'Académie (rançaite.
atON^^A RU. p,r G. Biio». 1 toi
M/ V V I l'i' p»rC«. Noiiaaiio, doei»Br tt
M^iLilj'j, Leitrei, proleaator àqrigé
d'hliioire aa Ljc«« Condorcet, 1 toi.
MONTA KiNE, p" -"-«u.c...
DucROa,
doyen de U
pr >!•
docttar *i Lttirri,
ar aqr^i an Ljcr.,'^,Mionqot aa Lyc*« Henri IV,
dacuar éi Ltttrn, I toi.
Rfkll KVJ' P«r P. «ORILLOT, pTotetae..r
DUI1jI-..\ U, « 1. Facaliéde» Lalirtf de
Oraaokit, 1 toI.
M- DE SEVIGNE.-U-
Uaréai do l'Acadéato Iraafuse, t toi
rectour de
dt Bor.ieaax,
la' rruyi^re, ''•:„'i""4^rd::
Lelirt«,d*ctrar éa Leitrtt, 1 toi.
S \ I \ T-S I M ( > \ P»r J- 0» r.RoiAta,
collé dttLeltrta de Grenoble, I toi.
Ixlli 1 Z(, p„ Q„ MoRa»no. 1 toi.
LA ROCHEFOUCAULD.,.,
Félii HtaoM, inip«clesr général dt l'Inatraclioa
pabllqae.
1> \ << ^ A T P*r Mtunici Sodriau, prola*-
A.^luALi, '^ u„ k n;nittr»iU ■
m- R \ \ ( i F R ''" *^'' CanatinT. abrégé
.M.\.>llljl\, j, IX'ni.tniU. doclear
et Ltllrtt, Intpecirnr d'Académie
AUGUSTIN THIERRY, ,„
F. TalxariK, proleiitar agrégé 41iiiMrt ,
I toi.
MH'MI'^I FT ^" ^- r.oRRt»«D,proi...
M l\ jUIjLjI^ i , „„ ,j,4g^ dhiatoift aa
Lycét Cbarlemagne, 1 toi.
I' 1 1 I l/ U C par EoaaH ZitoRT, rtcutar dt
Illl^lti.^, l'Acadé«lt dt Caeii, 1 toi.
GITiyHT f" '• <» CROIAIJ, prolaueur t
Ul^'7 1, 1, p,„|,^ „, Le,,,,, ,,,
Grtnoblt, 1 toi.
ALFRED DE MUSSET, ,.,
A Ci-ATtAD. aacitn éUit d* l'Écolt aonaala
lop^nenra, I toi.
EMILE AUCilER. '"/o.tîiir;;
rfaétoriqoe to Lycée Condorctt, 1 toi.
Tous lea Tolames ont btk honores d'ane souscription du Ministère
de rinstmotlon publique.
I)'.i]irt's Samii'.iik.
Jiravr jiar Rmciiakt,
A/ * /
COLLECTION DES CLASSIQUES POPULAIKE-^^ 4 1972
A<-
RACINE
PAUL MONCEAUX
ANCIEN ÉLÈVE DE L'ÉCOLE NORMALE SUPÉRIEURE
/V/PROFESSECR OE RHÉTORIQUE AU LYCÉE HENRI IV, DOCTEUR ES LETTRES
Un volume orné de deux portraits et de plusieurs reproductions
d'après GRAVELOT
NOUVELLE EDITION
^ PARIS
.:-> SOCIÉTÉ FRANÇAISE DLMPRDIERIE ET DE LIBRAIRIE
LIBRAIRIE LECÈNE, OUDIX ET C'«
15, RUE DE CLUXY, 13
WBLIOTHECÀ
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University of Ottawa
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CHAPITRE PREMIER
L'HOMME
En 1694, à l'âge de cinquante-cinq ans, Racine écri-
vait dans un de ses beaux Cantiques spirituels :
Mon Dieu, quelle guerre cruelle !
Je trouve deux hommes en moi :
L'un veut que plein d'amour pour toi
Mon cœur te soit toujours fidèle.
L'autre, à tes volontés rebelle,
Me révolte contre ta loi.
L'un, tout esprit et tout céleste.
Veut qu'au ciel sans cesse attaché,
Et des biens éternels touché,
Je compte pour rien tout le reste ;
Et l'autre par son poids funeste
Me tient vers la terre penché.
Hélas ! en guerre avec moi-même,
Où pourrai-je trouver la paix ?
Je veux et n'accomplis jamais.
RACINK
Je veux, mais, ô misère exlr^me !
Je ne fuis pas le bien que j'aime,
El je fais le mal que je hais (1).
On raconte que Louis XIV, en entendant chanter ces
strophes, se tourna vers M"'" de Mainlenon et lui dit :
« Madame, voilà doux hommes que je connais bien. »
Le Uoi avait sans doute de bonnes raisons pour s'appli-
quer ;\ lui-mt'^me les vers du poule. Mais celui que nous
peignent surtout ces belles strophes, c'est l'auteur du
cantique, c'est Racine.
Il y eut réellement deux hommes en lui : le poêle,
passionné pour la gloire et les plaisirs profanes, né pour
rire, pleurer ou chanter, gai compagnon, mondain
accompli, courtisan habile; et le chrétien, sérieux jus-
qu'à l'austérité, pieux jusqu'au scrupule dévot, qui fut
élevé à l'orl-Hoyal el voulut y être enterré, qui a d(uiné
au jansénisme toute son àme elqui a mérité d'être ins-
crit au nécrologe des solitaires.
Le dévot condamnait sans merci tout ce qu'entre-
prenait et rêvait le poète. Toujours Racine se déballit
entre ces deux instincts, de force presque égale, dont
chacun l'emporta tour à tour, mais sans jamais détruire
l'autre : c'est là le secret de tous les contrastes de sa vie,
de ses joies et de ses tristesses, peut-être aussi de son
génie.
(1) Il va Bans dire que. pour cette citation, comme pour toutes les sui-
vantes, BOUS nous conformons au texte adopté dans l'éditiondes Granaa
écrivains 4e la France (^(Eurret de Racine, par Paul Mesnard, 8 vol.,
Hachette, 1-65-1873). — Sur la vie et l'oeuvre du poète, vojez : Sainte-
Beuve, l'ort-l{oi/al, tome VI ; Nisard, Uhloire de la liltéralure française,
tome III ; Taine, Nouveatix es%ais de critique et d'histoire ; Deltour, Let
ennrtnis de Racine au XVII'iiecle; Deschanel, Le romantitme des clat-
sique* ; — liacine, 1884 (cf. l'article de Hrunetid-re dans la Revue des
DeuT-Mondes, Iw mars 1884); Brunetière, Etudes critiques sur l'Iiistoire
de la littérature française ; Histoire et littérature ; Les époques du
théâtre frauçais ; Fapuet, Les grands maîtres du XVII* siècle ; Lemaitre,
Impressions de théâtre; Robert. Etuilr sur le système dramatique de Racine,
I&IK) (cf. l'article de Lansos dans la lievue bleue ^\x 11 février 1691).
nrCATION LTTTERAirvE
l'i^ducation littéraire et l'éducation mondaine. — l'élève de
port-royal et le bel esprit.]
C'est le chrétien qui domina d'abord, pendant toute
l'enfance et la première jeunesse.
Avant de naître, Jean Racine appartenait à Port-
Royal. Sa famille, une bonne famille bourgeoise de la
Ferlé-Milon, qui avait des prétentions à la noblesse,
était depuis longtemps en relations avec la célèbre
abbaye. Une de ses grand'tantes y était religieuse. Une
de ses tantes se préparait à y faire profession, Agnès
Racine, plus tard abbesse sous le nom d'Agnès de
Sainte-Thècle. Un de ses cousins Vitart était aux Petites^
Ecoles. En 1638, un an avant la naissance de Racine,
quand Richelieu emprisonna Saint-Cyran et dispersa les
solitaires, c'est à laFerté, chez madame Vitart, la mère
de leur élève, que se réfugièrent Lancelot, Antoine Le
Maistre et de Séricourt. Et l'année suivante, en août 1 639,
quand ils purent retourner à Port-Royal des Champs,
ils emmenèrent comme intendant M. Vitart père, qui
avec sa femme et ses enfants s'installa dans un petit logis
voisin de la porte du monastère. Plus tard enfin, la
grand'mère paternelle de Racine, Marie Desmoulins,
devenue veuve, prit le même chemin. Presque toute la
famille se trouva donc comme transplantée à Port-Royal.
Aussi la place de Racine y était marquée quand il naquit
à la Ferté le 22 décembre 1639. Orphelin à trois ans, il
fut recueilli par sa grand'mère Marie Desmoulins. Vers
douze ans on Tenvoya au collège de la ville de Beau-
vais, maison amie de Port-Royal. A seize ans, en 1655,
il fut admis à l'école des Granges, que dirigeaient Lan-
celot et Nicole, et oiî il reçut aussi des leçons d'Hamon
et d'Antoine Le Maistre. 11 y vécut trois années, tran-
quille et studieux, malgré les persécutions nouvelles
1*
10 P>ACIN'E
qu'allirait sur le vallon janséniste la terrible ironie des
Provinciales. Il avait de seize à dix-neuf ans, l'Age où
riiommo commence à se dessiner dans l'enfanf, et il
travaillait là sous la direction toujours éveillée de
maîtres incomparables. Aussi conservera-l-il jusqu'à
son dernier jour la marque de Porl-Uoyal. Il en aura
la dévotion éclairée, la droiture et le jansénism»' trtu.
11 en aura aussi l'instruclion solide. Pendant son séjour
aux IV'lites-Ecoles. Racine a lu l't annoté tous les clas-
siques anciens, d'Homère à Plutarque et à saint Basile,
de Térence à Sulpice Sévère. Il y apprit le grec comme
au xvn* siècle on ne l'apprenait que là ; et la tradition
nous le montre récitant ^av cœnv Théagène et Chariclée^
ou s'égarant dans les bois un Sophocle à la main. Hel-
léniste et janséniste, voilà ce qu'était déjà Uacine en
quittant ses maîtres de Port-Royal.
Mais déjà dans l'âme de ce jeune homme studieux,
de cet élève favori des solitaires, grondait l'amhilion
poétique. A cette imagination curieuse ne suffisaient
plus les exercices d'école. Il composait une élégie latine
sur les malheurs de Port-Royal. Il paraphrasait en vers
français les Ui/mties du bréviaire romaiti et y montrait
assez de talent pour éveiller chez M. de Saci, l'inter-
prète attitré des Livres saints, comme un semblant de
jalousie. Il osait même écrire, sous le nom de Prome-
nade lie Port-Royal de^ C/iamps, sept grandes odes (jui
attestent un réel sentiment du rythme et du paysage.
Jusqu'ici les maîtres applaudissaient, puisque tout
allait à la gloire de Dieu et de Port-Koyal. Ils se seraient
inquiétés sûrement s'ils avaient connu le ton léger et
railleur des billets en vers que leur élève adressait à
son cousin Antoine Vitart. Il est évident que déjà leur
p«?///«c//i,comme ils l'appelaient, tournait au bel esprit.
Hel esprit aimable et spirituel, à la mode de liensé-
rade, voilà bien le Uacine émancipé des années qui
suivirent. La nature et la société prennent leur revanche
sur les solitaires. Après l'éducation sérieuse et dévole,
l'éducation mondaine. En I6.'i8, en quittant les Petites-
l'éducatiok littéraire 11
Ecoles, Racine va faire sa philosophie au collège d'flar-
court. L'année d'après, il demeure à l'hôtel de Liiyues
chez son cousin Nicolas Vitart, intendant du duc. Lui-
même devient, par contre-coup, une faconde sous-inten-
dant: on l'envoie au château de Chevreuse,oii il surveille
des maçons et combat l'ennui au cabaret voisin. A Paris,
il jouit d'ailleurs d'une grande liberté ; et, pour assurer
mieux encore son indépendance, il quitte un beau jour
l'hôtel de Luynes pour aller demeurer à Vlmage Saint-
Louis, près Sainte-Geneviève. Il mène une vie assez
joyeuse, s'endette envers M. Vitart, va dans le monde,
se lie avec La Fontaine et d'autres gens de lettres. Il
subit surtout l'ascendant de son grand ami l'abbé Le
Vasseur, auquel il raconte ses aventures et soumet tout
ce qu'il écrit. Car décidément il ne.rêve plus que poésie.
Comme tout le monde alors, il lit, traduit ou imite ita-
liens et espagnols. Il compose des madrigaux, des chan-
sons,des sonnets à pointe, dont un à Mazarin, sur la paix
des Pyrénées. A l'occasion du mariage du Roi, il tente la
fortune, écrit une grande ode à panache, la Nymphe de
la 5'(?me (1660), que Perrault admire, que Chapelain
louerait presque sans réserve si le poète n'avait mis
dans la Seine les Tritons des mers. Le Roi même estsatis-
fait de l'ode et accorde une gratification de cent louis.
Mais déjà Racine vise plus haut : il a composé une
tragédie, Amasie, qui fut reçue et faillit être jouée au
Marais (1660) ; et, l'année suivante, on le voit occupé à
tracer le plan d'une autre pièce, les Amours d'Ovide.
Sous l'influence de son ami Le Vasseur et le haut patro-
nage de Chapelain, il est en train de devenir un poêle
galant et maniéré, à la Quinault.
A ce moment critique de sa vie, où il s'engageait
à fond dans les voies dangereuses du bel esprit, Racine
fut sauvé par un retour offensif de son éducation pre-
mière. Malgré son goût pour la poésie, il n était point
sûr de sa vocation : il eut à se défendre contre sa
famille et ses anciens maîtres, et il se défendit si molle-
ment qu'il se laissa exiler au fond du Languedoc.
1 2 RACINE
On commençait à s'inqui<''lor de sa dissipation présente
et de sou avenir. On avait espéré d'abord faire dv lui
un avocat; mais il ne s'y pr(?tait guère. On songea
donc à le pousser dans l'K^^lise. On se souvint fort à
propos de son oncle, Antoine Sconin, ancien supérieur
du chapitre de Sainte-Creneviève, devenu vicaire
général à Uzès. Sconin se ciiargea sans hésiter de
l'avenir de son neveu. On décida le jeune homme par
l'espérance d'un bénélice. Et, dans l'automne de l()(»l
il se mit en route pour le Midi. Les incidents du
voyage, le soleil, la beauté du pays, la vivacité mé-
ridionale, l'accueil cordial de son oncle, l'admiia-
tion naïve des indigènes pour l'auteur de l'ode /a
Nymphe de la Seine : tout enchanta d'abord Racine.
Au milieu du parc de l'évêché, on le logea dans un
pavillon très pittoresque, aujourd'hui pavillun /iarine.
De ses fenêtres, il apercevait, à l'ouest, les tours ducales
des seigneurs d'Uzès ; au nord, un vieux minaret |)romu
clocher de cathédrale, et, sur le versant méridional de
la colline, des rochers tapissés de lierre, des bois
d'oliviers, de chênes-verts et de figuiers; puis, tout en
bas, une prairie coupée d'un ruisseau, des moulins, de
vastes champs brûlés du soleil. De son frais pavillon il
écrivait de jolies lettres à ses amis de Paris, Vitart, Le
Vasseur, La Fontaine ; il décrivait le pays, les mo'urs,
contait ses surprises, ses petites aventures, surtout
certaine promenade à Nîmes un jour de fêle, où il
regarda les visages plus que les fusées. Il demandait
des nouvelles de Paris, et du Parnassp, comme on disait.
Lui-même composait des poésies galantes, par exemple
ces jolies ^/û/itcs à Parthénice:
Farthénice, il n'est rien qui résiste à les charmes :
Ton empire est égal à l'ompire des dieux ;
Et qui pourrait le voir sans le rendre les armes.
Ou bien serait sans âme, ou bien serait sans yeux.
Pour moi, je l'avoûrai, sitôt que je t'ai vue,
Je ne résistai point, je me rendis à loi :
l'éducation mondaine
Mes sens furent charmés, ma ruison fut vaincue,
Et mon cœur tout entier se rangea sous ta loi.
Ainsi je fis d'aimer l'heureux apprentissage ;
Je m'y suis plu depuis, j'en aime la douceur ;
J'ai toujours dans l'esprit tes yeux et ton visage,
J'ai toujours Parthénice au milieu de mon cœur.
Oui, depuis que tes yeux allumèrent ma flamme,
Je respire bien moins en moi-même qu'en toi :
L'amour semble avoir pris la place de mon âme,
Et je ne vivrais plus, s'il n'était plus en moi.
Il ébauchait des pièces de théâtre, une tragédie tirée
de son roman favori Théagène et Chariclée, peut-être
aussi les Frères ennemis. Mais ce n'étaient là pour lui
que des distractions dans une vie d'ailleurs très sérieuse.
Pour être agréable à son oncle, même sans se faire
trop prier, il étudiait la théologie et les Pères grecs.
Mais à saint Thomas et aux Pères il ajoutait Homère et
Virgile, le Tasse et Arioste. Il continuait d'annoter ses
classiques, traduisait des fragments de Diogène Laerte,
de Josèphe, d'Eusèbeetde Philon, écrivait ses savantes
Remarques sur les Olympiques de Pindare et les dix
premiers livres de l'Odyssée. Tout cela se retrouvera
plus tard. Dans ses lettres aux Parisiens, par coquetterie,
il continuait à jouer du bel esprit; en réalité il se don-
nait un complément d'instruction très solide, il ache-
vait ce qu'il avait si bien commencé à Port-Royal.
Cependant le bénéfice ne venait point. Toute la bonne
volonté du vicaire général se heurtait à des obstacles de
toutes sortes. Racine s'était laissé pousser vers l'Eglise
sans conviction, il était venu si loin par curiosité, et
lisait saint Thomas par pénitence : il se lassa d'atten-
dre. Peu à peu grandit en lui le regret de Paris, et du
monde, et de la poésie. [1 prit en horreur sa petite ville
de province, le pays, le patois et les gens. Il écrivait à
La Fontaine (4 juillet 4662) :
« Votre lettre m'a fait grand bien, et je passerais assez
doucement mon temps, si j'en recevais souvent de pareilles.
1 1 RACINE
Je 110 saelic rion qui inc |)iii>so mieux i:t)U>()U r ilt; uiou élni-
giiouuMil de Paris : je uîiin;ii;ine mt''mo ^t égale-
ment profane, selon vos maximes. Il avoue aus-i, dans une
lettre, qu'il a été dans le dérèglement, et qu il s'est retire
chez vous pour pleurer ses crimes. Comment donc avez-vous
KirPTURE AVEC PORT-ROYAL. 19
souffert qu'il ait tant fait de traductions, tant de livres sur
les matières de la grâce ? Ho ! ho ! direz-vous, il a fait aupa-
ravant une longue et sérieuse pénitence. Il a été deux ans
entiers à bêcher le jardin, à faucher les prés, à laver les
vaisselles. Voilà ce qui Ta rendu digne de la doctrine de
saint Augustin. »
En transfuge qu'il était, Racine connaissait les points
faibles : il frappait à coup siir, car il était de la maison.
Jamais vraiment on n'a mis plus d'esprit et de grâce
au service de tant de méchanceté. Le pamphlet de Ra-
cine jeta l'émoi dans le camp janséniste. Deux réponses
parurent, toutes deux assez faibles. On les avait oubliées
déjà, quand Nicole, en 1667, eut l'idée malheureuse de
les réimprimer, avec un Avertissement, dans une édition
des fmagiîiaires. Fort-Royal risquait de payer cher cette
nouvelle imprudence. Racine avait préparé une Lettre
aux deux apologistes de tauteur des Imaginaires, un
second pamphlet aussi spirituel et peut-être encore plus
mordant que le premier : il y jetait à pleines mains le
ridicule sur ses contradicteurs et sur tout le parti jan-
séniste. Messieurs, disait-il,
« Messieurs, vous ne considérez pas que M. Pascal faisait
honneur à Port-Royal, et que Port-Royal vous fait beau-
coup d'honneur à tous deux. Croyez-moi, si vous en êtes, ne
faites point de difficulté de Favouer, et, si vous n'en êtes
point, faites tout ce que vous pourrez pour y être reçus :
vous n'avez que cette voie pour vous distinguer. Le nom-
bre de ceux qui condamnent Jansénius est trop grand : le
moyen de se faire connaître dans la foule? Jetez-vous dans
le petit nombre de ses défenseurs; commencez à faire les
importants, mettez-vous dans la tête que l'on ne parle que
de vous, et que l'on vous cherche partout pour vous arrêter;
délogez souvent, changez de nom, si vous ne l'avez déjà
fait; ou plutôt n'en changez point du tout; vous ne sauriez
être moins connus qu'avec le vôtre; surtout louez vos Mes-
sieurs, et ne les louez pas avec retenue. Vous les placez
justement après David et Salomon; ce n'est pas assez : met-
tez-les devant, vous ferez un peu souffrir leur humilité; mais
ne craignez rien: ils sont accoutumés à bénir tous ceux qui
les font souffrir. »
20 RACINE
Racine sonj2^eait à publier ensemble ses deux letlres ;
il rédigea m^Miie une préface, pleine de traits méchants
(1667). Heureusement Uoileau était là, qui eut le cou-
rage de la franchise . « Ces œuvres, dit-il à son ami,
fout honneur à votre esprit ; mais elles n'en font pas à
votre cœur. » Racine comprit, et la seconde lettre ne
parut point. Mais le mal était fait; en rompant avec
Porl-Royal, le poète avait renié son passé et meurtri
son idéal.
En ces années de sa jeunesse triomphante, au lende-
main des pamphlets et d\indromnf/i/p, Racine fut un
railleur imj)iloyable. Malheur à qui lui barrait le chemin
de la fortune et de la gloire ! Il ne ménageait pas plus
Corneille que Chapelain, Molière que Quinault. ('outre
les jalousies et les critiques il se défendait à l'emporte-
pièce, par de sanglantes épigrammes. Pour se venger
des ennuis d'un procès, il osa renouveler au théâtre les
audaces de l'ancienne comédie athénienne. Pour bien
comprendre les Plaideurs (1668), il faut se rappeler ce
que Racine a voulu faire, non point une vraie comédie,
mais une farce boutTonne et satirique, que devait jouer
Scaramouche. Il venait d'avoir un long procès au sujet
d'un des bénéfices que cherchait à lui faire obtenir son
oncle d'Uzès. Il avait le bon droit pour lui, ou croyait
l'avoir : il perdit sa cause. Pauvres juges ! ils allaient
être bien punis de leur imprudence. On parla beaucoup
de l'aventure dans les folles réunions des cabarets à la
mode. Racine venait de découvrir le monde de la chi-
cane : il en raillait les ridicules avec tant de verve, que
ses amis l'engagèrent à écrire là-dessus une fantaisie
satirifjue. Aristophane, avec ses Guc/>es, fournit le cadre,
l'idée du juge maniaque, le procès des petits chiens, et
un certain nombre de vers amusants ; les vieux con-
teurs français apportèrent le nom et quelques traits de
Dandin, de Chicanneau : Boileau raconta une scène
grotesque entre plaideurs aont il avait été témoin chez
son frère le greffier ; un conseiller au Parlement donna
le jargon du Palais; Furetière prêta plusieurs détails
d'après Grarelot.
LES TLAIDEURS.
LA FARCE DES PLAIDEURS 23
de son Rojnan bourgeois. Racine ajouta le portier de
juge, les avocats, l'amourette indispensable ; et de tous
ces éléments sa rancune et son instinct satirique firent
la plus énorme et la plus charmante bouffonnerie, la
plus amusante charge de la justice du xvii" siècle. Tout
le Palais y passe, avec ses procès interminables et rui-
neux, avec sa langue inintelligible aux profanes, avec
ses originaux égoïstes et rapaces. Tous les personnages
sont des caricatures, mais de types bien vrais alors.
Dandin est le juge vénal, qui tient un registre exact des
cadeaux et des étrennes, pour qui le Palais est un
champ d'exploitation, chez qui la longue pratique du mé-
tier a brouillé toutes les notions de bon sens et d'équité :
Du repos ? Ah ! sur toi tu veux régler ton père ?
Crois-tu qu'un juge n'ait qu'à faire bonne chère.
Qu'abattre le pavé comme un tas de galants,
Courir le bal la nuit, et le jour les brelans?
L'argent ne nous vient pas si vite que Ton pense.
Chacun de tes rubans me coûte une sentence.
Marche vous fait honte: un fils de juge! Ah ! fi!
Tu fais le gentilhomme : eh ! Dandin, mon ami.
Regarde dans ma chambre et dans ma garde-robe
Les portraits des Dandins: tous ont porté la robe ;
Et c'est le bon parti. Compare prix pour prix
Les étrennes d'un juge à celles d'un marquis :
Attends que nous soyons à la fin de décembre.
Qu'est-ce qu'un gentilhomme? Un pilier d'antichambre.
Combien en as-tu vu, je dis des plus huppés,
A souffler dans leurs doigts dans ma cour occupés,
Le manteau sur le nez, ou la main dans la poche,
Enfin, pour se chauffer, venir tourner ma broche 1
Voilà comme on les traite.
Dans la femme de Dandin, la pauvre Babonnette,
assidue à toutes les audiences, les contemporains re-
connaissaient la femme du lieutenant-criminel, M"® Tar-
dieu, qui par mégarde emportait régulièrement les ser-
viettes du buvetier :
La pauvre Babonnette ! Hélas ! lorsque j'y pense,
Elle ne manquait pas une seule audience !
24 RACINK
Jamais, au grand jamais, elle no me quilla,
VA !)i(Mi sait lii(Mi snnvonl ce. qu'ollo «mi rapporta
Illli' t'i'il du Nuvclicr (Miiporlc les serviellcs,
Pluliit ([uo de rentrer au logis les mains nelles.
El voilii comme on lait les bonnes maisons.
Et, comme il arrive, Léandre, le fils uu jugo avide et
lie la femme rapace, se charge de venger la morale en
faisant sauteries «^ciis paternels. S'il y avait des avocats
à la première représentation des Plaideurs^ plus d'un
put se reconnaître dans les plaidoyers de Petit-Jean et
de rintim(^. Une des grandes tirades est imitée du dchul
d'un discours de Gicéron, le Pro Quinlio, qui avait déjà
servi au Palais, et tout récemment dans le procès d'un
pâtissier contre un boulanger. Dressé par Uacin«r à
prendre différents tons, l'acleur qui jouait l'Intimé
parodiait successivement les glorieux avocats du Palais,
et Gaultier surnommé la Gueulr, et M. de Montauban,
un ami du poêle, peut-être même Patru et Le .Maislre ,
un juge qui aurait sommeillé pendant les deux premiers
actes, se réveillant tout à coup comme Daudin, se fût
vraiment cru à l'audience. Il y a aussi bien des traits
de vérité dans Petit-Jean, ce portier de juge, qui a l'aul
si éveillé sur ses petits prolits et n'ouvre la porte qu'à
bon escient, ou dans ce sergent de justice que joue
rintiiiié et dont le dos supj)liant appelle les coups de
bâton. Huant aux plaideurs, ils ont été dessinés d'après
nature. Cbicanneau, qui connaît si bien les moyens
d'alt»'ndrir les juges, les procureurs et les clercs de
procureur, était alors président à la cour des Monnaies;
et la comtesse de Pimbesche, grondeuse, acariâtre et
têtue, portait le mas(jue sur Toreille et l'habit couleur
de rose sèche d'une plaideuse acharnée, célèbre au
Palais, la comtesse de Cressé. Corneille même avait son
compte, et plusieursde sesvers y étaientdrrtlement paro-
diés. Une verve étourdissante animait celte satire en
trois actes, ce croquis en charge du Palais, tout en épi-
grammes, en parodies et en caricatures. Et par là les
d'andromaque a peindre 25
Plaideurs se rattachent directement aux pamphlets
contre Nicole.
En se moquant des juges et des avocats de son temps,
Racine était dans son droit. En attaquant, en ridicu-
lisant ses maîtres de Port-Royal, il avait mal agi. En se
séparant d'eux, il risquait de mutiler son génie. Pen-
dant dix ans, les intérêts de ce sacrifice lui furent lar-
gement payés, sinon en bonheur, du moins en gloire.
C'est l'époque de sa plus grande dissipation, de ses
liaisons banales avec la Du Parc et la Champmeslé, de
sa rivalité avec Corneille, de ses colères contre d'in-
justes et jalouses critiques; mais c'est aussi l'époque
de ses triomphes. Presque chaque année est marquée
par un chef-d'œuvre. Andromaque (1667) fait autant de
bruit qu'autrefois le Cid. Comme ses ennemis affectent
de ne voir en lui que le peintre de l'amour. Racine leur
répond par Britannicus (1669). A la demande de la
duchesse d'Orléanri, il compose la charmante élégie de
Bérénice^ et du même coup bat Corneille (1670). Puis il
s'enhardit : il évoque l'Orient dans toutes ses violences
sensuelles et ses ruses, l'Orient moderne avec Bajazet
(1672), l'Orient d'autrefois d,\QC Mithridate {{Ç)l?>). En
même temps, Racine force les portes de l'Académie
(1673). Alors, dans toute la maturité de son talent, il
revient à la Grèce. Hans Iphigéf lie (1674), il ose lutter
directement avec Euripide. Dans Phèdre [i&ll), il se
surpasse lui-même ; bien plus, il mérite Tapprobation
du grand Arnauld. C'est que Racine a eu beau se sépa-
rer violemment des maîtres de sa jeunesse. Même en
travaillant pour le théâtre qu'ils condamnent, il leur
doit quelque chose : d'abord cette conscience littéraire
qui a donné tant de solidité à son œuvre ; puis, une
idée qui circule à travers tous ses drames, qui en
explique en partie l'émotion, la profondeur et la vérité,
l'idée janséniste de l'incurable faiblesse humaine.
EACINB.
1:6 RACINE
III
DEUXIKMK ORISE : CONVERSION F.T nKTRMTR,
Au fonil, après comme avanl les démêlés avec iN'icole,
^t on dépit des apparences, Racine avait toujours élé
t.\o Porl-Ûoyal. nefoulé par l'ambilion iitléraire, mal-
mené même dans les jours de colère, le dévot vivait
encore en cette âme et guettait dans l'ombre, prêt à
profiter d'une défaillance du poêle. Après Plii-drc, une
nouvelle crise éclata, plus violente encore que celle des
pamphlets : ce fut la revanche de Nicole.
Racine fut pris d'un immense dégoût de la vie qu'il
menait depuis dix ans. Il s'était donné tout entier aux
choses profanes, il avait voulu ne songer qu'au thé;\lre ;
et voici que les choses profanes lui manquaient, quv le
théâtre menaçait de trahir ses ambitions. Ses ennemis,
qui un instant avaient paru désarmer, revenaient à la
charge, plus nombreux, plus acharnés, mieux disci-
plinés que jamais ; même des grands seigneurs et des
grandes dames entraient en campagne ; et l'hùtel d»*
Bouillon devenait le centre des cabales. A |)rix d'ar-
gent l'on faisait le vide autour du nouveau chef-
d'œuvre ; quelque temps on en rendait le succès dou-
teux. Injure suprême ! à la Phèdre de Racine on oppo-
sait, on affectait de préférer celle de Pradon. Au
moment où le poète semblait atteindre la perfection de
son art, on remettait tout en question, jusqu'à son
talent. Sensible et irritable comme il l'était, prompt au
découragement, ce fut pour Racine une cruelle décep-
tion. 11 lit un retour amer sur son passé : il vit claire-
ment la vanité do tout, même de la gloire. Kn vain il
essaya, dans la préface de Phèdre, de prouver la mora-
lité de son théâtre et de « réconcilier la tragédie avec
quantité de personnes rélêbr«'S par leur [)iété et leur
doctrine ». 11 réussit à convaincre le grand Arnauld,
CONVERSION ET RETRAITE 27
mais non pas à se convaincre lui-même tout à fait.
Dans ce dégoût de tout. Dieu gagnait ce que perdait
le monde. La tante du poète, la Mère Agnès, comprit
que l'heure était venue pour elle de l'espérance et du
pardon : elle intervint et cette fois fut écoutée. Racine
avait trente-sept ans : sans arrière-pensée aucune, il
renonça au théâtre, aux nouveaux drames rêvés dont
il avait esquissé le plan et même écrit quelques mor-
ceaux, une Iphigénie en Taunde, une Alceste. Il revint à
Port-Royal, à la foi de son enfance qui sommeillait en
lui. Dans l'emportement de sa conversion, il voulut
se faire chartreux. Des gens sages, qui le connaissaient
bien, combattirent cette résolution : il était fait pour le
monde, c'est là qu'il devait travailler à son salut. On
lui en indiqua le plus sûr moyen : on lui conseilla de
fixer sa vie en se créant des devoirs précis. Le l^'juin
1677, le poète épousait Catherine de Romanet, une
personne pieuse et douce, plus que simple, dont il
eut cinq filles et deux fils.
C'en est fait maintenant du métier de poète, des ambi-
tions et des nervosités d'artiste. Dans l'homme mûr
reparaît l'enfant sérieux de Port-Royal. Racine désor-
mais est tout à ses devoirs de chrétien et de chef de
famille.
Il eut à peine besoin de demander le pardon de ses
anciens maîtres. Il était rentré dans le droit chemin : on
l'accueillit à bras ouverts. Pour apaiser Arnauld, Boi-
leau n'eut qu'à lui porter un exemplaire de Phèdre ; le
théologien fut ravi d'y trouver exprimée en beaux vers
sa doctrine favorite que l'homme est faible et ne peut
rien sans la grâce. Quant à Nicole, il avait depuis long-
temps oublié les pamphlets. Dans la suite, Racine n'eut
pas d'amis plus fidèles que les pieux solitaires. Il ren-
dait souvent visite à Nicole, et il l'assista avec beau-
coup de dévouement dans sa dernière maladie. Arnauld
était loin d'ordinaire, presque toujours en exil ou
caché: Racine lui envoyait ses écrits, lui rendait cent
petits services ; il le loua plus d'une fois en termes
28 RACINE
émus, composa de beaux vers pour un de ses portraits,
plus tard une inscription pour sa tombe ; il fut [)res(jue
seul à accompagner son corps au cimetière de l*ort-
Uoyal. Voici comme il parle de lui dans son Histoire de
lahboyc :
« Il est bon d'oxpbquer ici ce que c'était que M. Arnauld,
qu'on faisait l'auteur et le chef de toute la cabale.
« Tout le monde sait que c'était un génie admirable pour
les lettres, et sans bornes dans l'iMcndiK' de ses (.•onii;iis-
sances; mais tout le monde ne sait pas, ce qui est pourtant
très véritable, que cet homme si merveilleux était aussi
riionime le plus simple, le plus incapable de tînesse et de
dissinnilation, et le moin> propre, en un mot, à former ni à
conduire un parti; qu'il n'avait en vue que la vérité, et qu'il
ne gardait sur cela aucunes mesures, prêt à contredire ses
amis lorsqu'ils avaient tort, et à défendre ses ennemis, s'il
lui paraissait ({u'ils eussent raison; qu'au reste, jamais llu'o-
logien n'eut des opinions si saines et si pures sur la soumis-
sion qu'on doit au Roi et aux puissances; que non senle-
rnent il était persuadé, comme nous l'avons déjà dit, qu'un
sujet, pour quelque occasion que ce soit, ne peut point s'é-
lever contre son prince, mais qu'il ne croyait pas même que
dans la persécution il pfll murmurer. »
Jamais plus ne se démentit le dévouement de Racine
au monastère de Porl-lloyal. Le 17 mai lti79, il était
là, en prières dans l'église, quand rarchevèque de
Paris, .M. de llarlav, vint annoncer et diriger une persé-
cuiion nouvelle. Lorsque la Mère Airnès de Saitile-
Thècle fut élue abbesse, Racine devint l'ambassadeur
ordinaire de l'ort-Royal à rarcbevêché et à la cour. Il
nés^ocia souvent pour les religieuses auprès de M. de
Har lay et de M. de Noailles. Il rédigea pour elles un
nv-moire apologétique. Il consentit même, dans leur
intérêt, à mettre sa plume alerte et mordante au service
de rarchevèque de Paris contre Fénelon, ami des
jésuites et adversaire déclaré des jansénistes. Kniin il
consacra les dernières années de sa vie à une Histoire
de Port-Royal, où il répondait aux caloDinies par ce
magnifique éioge :
CONVERSION ET RETRAITE 29
« Il n'y avait point de maison religieuse qui fût en meil-
leure odeur que Port-Royal. Tout ce qu'on en voyait au
dehors inspirait de la piété. On admirait la manière grave et
touchante dont les louanges de Dieu y étaient chantées, la
simplicité et en même temps la propreté de leur église, la
modestie des domestiques, la solitude des parloirs, le peu
d'empressement des Religieuses à y soutenir la conversation,
leur peu de curiosité pour savoir les choses du monde et
même les atïaires de leurs proches; en un mot, une entière
indifférence pour tout ce qui ne regardait point Dieu. Mais
combien les personnes qui connaissaient l'intérieur de ce
monastère y trouvaient-elles de nouveaux sujets d'édifica-
tion ! Quelle paix ! quel silence ! quelle charité ! quel amour
pour la pauvreté et pour la mortification ! Un travail sans
relâche, une prière continuelle, point d'ambition que pour
les emplois les plus vils et les plus humiliants, aucune impa-
tience dans les sœurs, nulle bizarrerie dans les Mères,
l'obéissance toujours prompte et le commandement tou-
jours raisonnable. » .;^
Racine fit si bien qu'à la cour il se rendit suspect de
jansénisme. H avait rédigé plusieurs épitaphes pour le
cimetière des religieuses, oiî l'avaient conduit bien des
visites et des retraites : c'est là qu'il voulut être enterré.
Par tant de bienfaits il mérita qu'on inscrivît au nécro-
loge du monastère : « M. Racine^ poète, solitaire de
Port-Royal D.
II porta le même dévouement actif, la même concep-
tion élevée du devoir, la même grâce sérieuse dans sa
vie de famille et dans ses relations d'amitié. Il s'est
peint lui-même, sans y songer, dans sa correspondance
avec son fils Jean-Baptiste et avec Boileau. A son fils,
dont il dirigea l'éducation avec la sévérité émue d'une
clairvoyante affection, il donne des conseils pleins de
bon sens ; il cherche à lui inspirer le goût des choses
sérieuses ; des camps de Flandre on il a suivi le Roi, de
Fontainebleau ou de Marly, il corrige ses versions,
surveille ses lectures et ses liaisons. II lui écrit un
jour de Fontainebleau (4 octobre 1692) :
« Je suis fort content de votre lettre, et vous me rendez
un très bon compte de votre étude et de votre conversation
30 RACINE
avec M. Despréaux. Il serait bien A souhaiter pour vous que
vous pussio/. (Hre souvent en si bonne comp;i};nie, et vous
en pourrit'/. r(>lirer un grand avantage, pourvu (iu"avec un
honune tel que M. Dcsprcaux vous eussiez plus de soin
d'écouler (|ue de parler. Je suis assez satisfait de votre
version ; mais je ne puis guère juger si elle est bien fidèle,
n'ayant apporté iei qui^ le premier lome des Lrtfrrs à .1 llinis,
au lieu du second, que je pt>nsais avoir apporté... Surloutje
vous conseille de ne jamais Irailer injurieusement un homme
aussi digne d'être respecté de tous les siècles que Cicéron.
Il ne vous convient point à votre ftge, ni même à personne,
de lui dot)ner ce vilain nom de poltron... Je vous dirai même
que, si vous aviez bien lu la vie de Cicéron dans IMulart|ut\
vous verriez qu'il mourut en fort brave homme, et qu'appa-
remment il n'aurait pas tant fait de lamentations que vous,
si M. Carmeline lui eût nettoyé les dents. »
Plus tard, lorsque Jean-Baptiste devient gentilhomme
du Roi et est envoyé en Hollande comme attaché à
l'ambassade de France, son père le suit par la pensée
dans les incidents du voyage, se préoccupe des moin-
dres détails, de ses visites, de sa bourse, de son habit ;
il lui donne des nouvelles do la maison, lui raconte
les petites joies domestiques, les inquiétudes que lui
cause la santé d'un des enfants ou la dévotion exallée
de ses filles, leurs idées de couvent. Et quelle solidité
de bon sens! que d'attentions délicates dans la corres-
pondance avec lioileau ! Leur amitié datait do loin ; elle
avait précédé les grands succès ; elle n'avait pas été
effleurée par les jalousies de métier; elle avait consolé
les poètes de bien des injustices ; elle avait mùii avec
leur talent, et maintenant elle se retrouvait, plus forte
encore, plus profonde et plus grave, comme éclairée
d'un ravon de foi. Cette belle correspondance com-
mence pour nous en 1687 : Racine est alors au siège
de Luxembourg, et il envoie à son ami d'Auleuil, de«
nouvelles du camp. Puis Boileau va suivre un traite-
ment aux eaux de Bourbon ; Racine lui écrit du camp,
et plus tard de Paris, de Versailles ou de Marly, des
lettres charmantes où il l'interroge sur sa santé, avec
l'histoire du eoi 31
une touchante inquiétude, et lui transmet les recom-
mandations des médecins :
« Votre lettre m'aurait fait beaucoup plus de plaisir si les
nouvelles de votre santé eussent été un peu meilleures. Je
vis M. Dodart comme je venais de la recevoir, et la lui mon-
trai. Il m'assura que vous n'aviez aucun lieu de vous mettre
dans l'esprit que votre voix ne reviendra point, et me cita
même quantité de gens qui sont sortis fort heureusement
d'un semblable accident. Mais, sur toutes choses, il vous
recommande de ne point faire d'effort pour parler, et, s'^il se
peut, de n'avoir commerce qu'avec des gens d'une oreille
fort subtile ou qui vous entendent à demi-mot. Il croit que
le sirop d'abricot vous est fort bon, et qu'il en faut prendre
quelquefois de pur, et très souvent de mêlé avec de l'eau,
en l'avalant lentement et goutte à goutte ; ne point boire
trop frais, ni de vin que fort trempé ; du reste, vous tenir
l'esprit toujours gai. » (24 mai 1687.)
Pour dérider un peu le malade, il lui conte des aven-
tures ou des intrig-uesde cour. Un peu plus tard, Racine
est à Namur ; et les récits de guerre recommencent,
entremêlés de jolies anecdotes. Chaque fois que la vie
sépare les deux amis, la correspondance reprend, en ce
style ferme, vif et enjoué, qui est un rég-al de lettrés,
avec cette grâce simple qui égaie une affection vraie.
IV
RETOUR OFFENSIF DE LA LITTÉRATURE ET DU MONDE. — L'hISTOIRE
DU ROI. — RACINE A LA COUR ET A L'ACADÉMIE.
Dans cet ami si dévoué et si tendre, dans ce bon père
de famille, dans ce chrétien austère, n'y avait-il donc
plus rien du poète d'autrefois? Et la rupture avait-elle
été aussi complète que Racine l'avait voulu au temps
de sa conversion ?
L'homme ne se métamorphose point ainsi, et tou-
jours, et en dépit de tout, la nature reprend ses droits.
32 RACINE
Le plus sincèremeni du monde, Racine avail renoncé
au tlu'Atre : il tint sa parole; mais insensiblement, et,
par divers détours, il fui ramené aux lettres, au
nmiide, dont il avait cru pouvoir se passer.
L'année m/^me où liacine rompait avec le théâtre,
la volonté du Hoi l'enchaînait plus étroitement à la
cour et au métier d'homme de lettres. Kn mai 1677, en
mi-'nie temps que son ami Hoileau, il élait nommé his-
toriographe du Roi. Racine accepta sans hésiter: d'a-
bord il ne pouvait guère opposer un refus à Louis XIV;
puis, en renonrant à travailler pour la scène, il perd.iit
une bonne part de son revenu, au moment oii il allait
avoir charge d'âmes, et il devait chercher à se procurer
des ressources; enfin il vit sans doute dans celle grave
et absorbante profession d'historien un moyen sûr de
se défendre lui-même contre toute velléité de retour. 11
accepta ; mais il porta dans son métier nouveau la
conscience et le scrupule qu'il mellait en tout. Pour se
bien pénétrer de ses devoirs, il commença [)ar étudier
de près les historiens de l'antiquité, annota Tite-Live,
traduisit des fragments de Denys d"iiali(;arnasse, fil des
extraits du traité de Lucien intitulé Coynmmt il faut
écrire f histoire. Puis il lut avec soin tout ce qui se rap-
portait aux événements de son temps. Il mania les
pièces d'archives; Et le poète dut se cacher dans
un bosquet. Pendant cette minute-là, s'il se souvint de
ses longues causeries dans la chambre royale, il dut
faire d'amères réflexions sur le métier de courtisan. Il
n'y a pas de raison sérieuse pour ne pas accepter ces
récits de Louis Racine. Mais les scènes qu'il décrit ne
46 RACIKB
sont que dos circonstances particulières, où se trahi-
rent les nouvelles dispositions du roi. Le vrai grief
contre Racine, au moins le seul durable, fut la fidélité
à Port-Hoyal: c'est de cela qu'il parle surtout dans la
longue lettre que, le 4 mars 1G98, il écrivit pour se
justifier à madame de Maintcnon, et où il cherchait à
prouver qu'on pouvait aimer le monastère janséniste
sans être pour cela janséniste.
«... Voilà, Madame, tout nalurellemonl. comme je me suis
conduit dans celle an'aire. Mais j'apprends que j'en ai une
autre bien plus terrible sur les bras, ol qu'on m'a lait passer
pour janséniste dans l'esprit du roi. Je vous avoue que lors-
que je taisais tant chanter dans Esthcr:
Bois, chassez la calomnie,
je ne m'attendais guère que je serais moi-même un jour
attaqué par la calomnie. Je sais que, dans l'idée du roi, un
janséniste est tout ensemble un homme de cabale et un
homme rebelle à TEglise. Ayez la bonté de vous souvenir,
Madame, combien de l'ois vous avez dit que la meilleure
qualité que vous trouviez en moi, c'était une soumission
d'enfant pour tout ce que l'Eglise croit et ordonne, même
dans les plus petites choses. J'ai fait, par votre ordre, près
de trois mille vers sur des sujets de piété, j'y ai parlé assu-
rément de l'abondance de mon co'ur, et j'y ai mis tous les
sentiments dont j'étais le plus rempli. Vous est-il jamais
revenu qu'on y ait trouvé un seul endroit rpii approchât de
Terreur et de tout ce qui s'appelle jansénisme?... »
On ne peut dire que Pacine ait été véritablement en
disgrâce : jusqu'au bout il fut des voyages de Marly et
de Fontainebleau ; en août 1698, c'est seulement l'état
de sa santé qui l'emitêcha d'aller au camj) de Clompiè-
gne ; au commencement de 1099, il devait encore suivre
la cour à Marly ; et, pendant sa dernière maladie,
Louis XIV fit souvent prendre de ses nouvelles. Hien
ou presque rien n'était donc changé dans les appa-
rences. Pourtant, à cent détails, Hacine comprenait
qu'il n'était plus, comme autrefois, le bienvenu auprès
SON CARACTÈRE 47
du Roi ; et il souffrait cruellement de cet accueil un
peu froid.
Sa santé s'était altérée sérieusement depuis le prin-
temps de i698. Il était miné par une maladie de foie.
Dans l'intervalle de ses crises, il put se croire guéri ; il
se rendit même à Melun pour la profession de sa seconde
fille, et, au commencement de 1699, il put assister au
mariage de sa fille aînée. Mais bientôt son mal s'ag-
grava ; on s'inquiéta autour de lui, même à la cour.
Après de longues souffrances, supportées avec une
résignation toute chrétienne, il se sentit perdu, le dit à
son fils aîné, tandis que par son courage simple il
édifiait sa famille et les amis qui l'assistaient. 11 mourut
le 21 avril 1699. Comme il l'avait demandé dans son
testament, il fut enterré à Port-Royal des Champs. Mais
le Roi ne devait point l'y laisser dormir en paix. Les
persécuteurs de l'abbaye n'épargneront même point les
morts : on dépeuplera le cimetière comme le cloître. Et
le 2 décembre 1711, les restes de Racine, avec ceux
d'Antoine Le Maistre et de Saci, seront transportés à
Saint-Etienne-du-Mont.
Vil
CARACTÈRE ET TOUR d'eSPRIT DE RACINE.
La vie de Racine, avec tous ses contrastes, ses brus-
ques revirements et ses crises, s'explique bien par le
caractère de l'homme : un grand fonds de sérieux sous
la plus mobile imagination d'artiste.
Il avait le solide encore plus que le brillant. Pendant
toute son existence, sans se rebuter de rien, il continua
d'étudier, au temps de ses grands succès comme à
Port-Royal ou à Uzès ; son ardeur sembla redoublera
mesure qu'il avançait en âge ; pourréunir les matériaux
de son Histoire du Roi, de son Histoire de Port-Roi/a/, de
ses tragédies religieuses, il travailla comme un béné-
48 RACINR
diclin, CN'sl par celte conscioiice littéraire, par cette
solidité du fond, qu'il donnait tant d'éclat et de préci-
sion à la forme, tant de vie et d'harmonie à toutes ses
œuvres.
Il était naturellement bon, tendre même. Enfant, il
se fil adorer de ses maîtres. Jeune homme, au milieu
des plaisirs de Paris, il entourait d'éi^ards cl d'affection
tous les siens: sa grarid'mère Marif Desmoulins, qui
l'avait élevé et qu'il allait voir régulièrement à Port-
Royal, sa sœur Marie (madame Rivière), à qui il témoi-
gna toujours une vive tendresse, ses cousins les Vitart,
son oncle le vicaire général d'U/.ès, sa tante la Mère
Agnès de Sainle-Thècle. Tel il avait été enfant, tel il se
retrouva après quelques folies de jeunesse. Il fut le
modèle des maris et des pères ; il cul la délicatesse de
ne jamais s'ennuyer en compagnie de la bonne et naïve
bourgeoise qui fut sa femme ; il veillait avec un scru-
pule infini sur la santé et l'éducation de ses enfants ; il
prenait part à leurs jeux ; pour manger avec eux une
carpe, il refusait une invitation de M. Le Duc; chaque
soir, il s'agenouillait au milieu d'eux pour réciter la
prière et leurcommenter 1 Evangile du jour ; il étudiait
leur caractère pour diriger sûrement leur avenir ; mal-
gré sa piété, il mettait ses iillcs en garde contre une
vocation incertaine, et, quand l'une d'elles s'obstina à
prononcer des vœux, il céda par bonté, les larmes aux
yeux.
Il fut un ami incomparable pour quelques personnes
d'élite qui avaient su trouver le chemin de son cœur :
La Fontaine, Poignant, Cavoie, Valincour, Arnauld et
Nicole, surtout lioileau, qui fut pour Racine un autre
lui-même et auquel il disait à son lit de mort : « C'est
un bonheur pour moi de mourir avant vous. »
Il se plaisait à obliger les gens et usait volontiers de
son crédit pour faire des heureux. Il était toujours prêt
à s'employer pour ses amis, pour sa famille, pour de
simples connaissances, pour la vilie de la Ferté comme
pour Boileau, pour un échevin de Liège, qu'il n'avait
SON CARACTÈRE 49
jamais vu, comme pour Arnauld. Il promettait volon-
tiers et ne manquait point de parole; les paysans des
environs de Port-Royal, avec autant de confiance que la
Mère abbesse, l'arrêtaient pour lui recommander leurs
petites affaires ; même on l'en raillait à la cour. 11 fai-
sait le bien autour de lui, même loin de lui, et sans le
dire ; il chargeait sa sœur de distribuer délicatement ses
aumônes à des parents pauvres, et il ne les oublia point
dans son testament, non plus que sa vieille nourrice et
les indigents delà paroisse Saint-Sulpico.
Il commit des fautes dans sa vie, mais il sut les réparer
avec une rare noblesse d'àme. 11 s'était permis bien des
vivacités contre Corneille : mais, le jour où l'on apprit
la mort du vieux poète. Racine, qui la veille encore
était directeur de l'Académie, voulut disputer à son
successeur, l'abbé de Lavau, le droit de rendre publi-
quement hommage à l'auteur du Cid ; et dans son dis-
cours académique, il fit de Corneille le plus magnifique
éloge :
« La scène retentit encore des acclamations qu'excitèrent
à leur naissance le Cid, Horace, Cinna, Pompée, tous ces
chefs-d'œuvre représentés depuis sur tant de théâtres, tra-
duits en tant de langues, et qui vivront à jamais dans la
bouche des hommes. A dire le vrai, où trouvera-t-on un
poète qui ait possédé à la fois tant de grands talents, tant
d'excellentes parties : l'art, la force, le jugement, Fesprit?
Quelle noblesse, quelle économie dans les sujets ! Quelle
véhémence dans les passions! Quelle gravité dans les sen-
timents ! QueUe dignité, et en même temps quelle prodigieuse
varié<,é dans les caractères ! Combien de rois, de princes,
de héros de toutes nations nous a-t-il représentés, toujours
tels qu'ils doivent être, toujours uniformes avec eux-mêmes,
et jamais ne se ressemblant les uns aux autres ! Parmi tout
cela, une magnificence d'expression proportionnée aux
maîtres du monde qu'il fait souvent parler, capable néan-
moins de s'abaisser, quand il veut, et de descendre jus-
qu'aux plus simples naïvetés du comique, où il est encore
inimitable. Enfin, ce qui lui est surtout particulier, une cer-
taine force, une certaine élévation qui surprend, qui enlève,
et qui rend jusqu'à ses défauts, si on lui en peut reprocher
quelques-uns, plus estimables que les vertus des autres.
50 RACINK
Personnage véritablement né pour la gloire de son pays;
coniparahic, je ne dis pas à tout co que l'ancienne Iloini* a
eu dexcellenls tragiques, puisqu'elle confesse ell('-nit"'nie
(ju'en ce genre elle n"a pas été Tort heureuse, mais aux
Kscliyles, aux Sophocles, aux Kuripides, dont la fameuse
Athènes ne s'honore pas moins que des Thémistocles. des
rericlès, des Alcibiades, qui vivaient en même temps
queux.... Lorsque dans les âges suivants on parlera avec
étonnement des victoires prodigieuses et de toutes les
grandes choses qui rendront notre siècle l'admiration de
tous les siècles à venir, Corneille, n'en doutons point. Cor-
neille tiendra sa place parmi toutes ces merveilles. La France
se souviendra avec plaisir que sous le règne du plus grand
de ses rois a tleuri le plus célèbre de ses poètes. On croira
même ajouter quelque chose à la gloire de notre illustre
monarque lorsqu'on dira qu'il a estimé, ([u'il a honore de
ses bienfaits cet excellent génie ; que même deux jours
avant sa mort, et lorsqu'il ne lui restait plus qu'un rayon
de connaissance, il lui envoya encore des marques de sa
libéralité ; et qu'entin les dernières paroles de Corneille ont
été des remerciements pour Louis le Grand. »
Racine s'était montré bien agressif dans les premières
préfaces de ses pièces ; mais dans les éditions suivantes
il supprima de lui-même tous les passages trop mali-
cieux. Il avait beaucdup malmené Nicole et Port-Hoval,
mais il regretta toute sa vie son emportement d'un jour,
et l'expia par un dévouement à toute épreuve. Il recon-
quit sans réserve lamiliê de iNicole qu il assista dans son
agonie. Et qui ne connaît celle admiiable scène: Haciiie
se jetant aux pieds d'Arnauld pour implorer son pardon?
Il ne se eut jamais quitte envers les religieuses de
Porl-Hoyaî et les solitaires. C'est avec une toncliarite
humiliié qu'il demande à être inhumé dans leur cime-
tière. Un jour, à l'Académie, l'abbé Tallemant s'était
avisé de Iri reprocher sa conduite envers l'orl-Royal :
< Oui> Monsieur, lui répondit le poêle, vous avez rai-
son ; c'est l'endroit le plus honteux de ma vie, et je
donnerais tout mon sang pour l'effacer 1). » Une autre
1 Kot« de Jeaa-Baptist»' Racine (<*d. Meanard, IV, p. 263); cf. lea
Mémoire» de LouiB Uftciae \Jibid. I, p. 233-236).
BON CARACTÈRE 51
fois, il disait à un ami : « Je ne me soucierais pas d'être
disgracié et de faire la culbute, pourvu que Port-Royal
fût remis sur pied et fleurît de nouveau (1). »
n fut toujours de Port-Royal, non seulement par le
cœur, mais encore, et quoiqu'il s'en défendît un peu,
par la forme de sa piété. Il a composé des épigrammes
sur l'attitude du clergé de France dans l'affaire de la
signature du Formulaire (1664) :
Contre Jansénius j'ai la plume à la main,
Je suis prêt à signer tout ce qu'on me demande.
Qu'il soit hérétique ou romain,
Je veux conserver ma prébende.
Malgré toute la valeur et la solidité de son Histoire de
l'abbaye, il est bien certain que les événements y sont
vus du côté janséniste. L'auteur n'y ménage guère les
ennemis de ses amis : il y a écrit sur les Jésuites des
pages qui pourraient servir de commentaire aux Pro-
vinciales ; il y fait jouer un rôle assez ridicule à l'arche-
vêque de Paris, Hardouin de Péréfixe ; il ose même
railler, à l'occasion des Cinq propositions, l'attitude
équivoque du pape Innocent X. Evidemment, pour
Racine, le vrai christianisme était celui de Port-Royal.
Mais quand les solitaires et les religieuses n'étaient pas
en cause, il n'avait plus que la foi des simples. Il prenait
pour confesseur un brave prêtre quelconque. Il croyait
à tous les miracles, à la guérison de l'hydropique sur la
tombe de M. Vialart comme au prodige de la Sainte-
Epine. Avec cette conviction profonde, il était partisan
de la tolérance, comme le prouve ce passage de la ha-
rangue qu'il composa pour l'abbé Colbert (16>^5) :
« Faut-il l'avouer, Sire, quelque intérêt que nous ayons à
l'extinction de l'hérésie, notre joie l'emporterait peu sur
notre douleur, si, pour surmonter cet hydre, une lâcheuse
nécessité avait forcé votre zèle à recourir au fer et au feu,
(1) Lettre à M. Vuillart, 30 ayril 1699.
52 RACINE
comme on a élé obligé de l'aire dans les n-f^iics pimidi lits.
Kous prendrions pari à une guerre (|ui sérail sainic, el ului ci. On^'lque soin que j'aie pris pour travailler
celte tragédie, il semble qu'autant que je me suis efforcé de
la rendre bonne, autant de certaines gens se sont etTorcés de
la décrier : il n'y a point de cabale qu'ils n'aient faite, point
de critique dont ils ne se soient avises. »
Robinet, qui avait composé, lui aussi, un Hritannicus^
blâma la froideur des caractères et découvrit des mala-
dresses dans la conduite de lartion. Saint-Evreniond
écrivit à M. de Lionne qu'il trouvait le sujet horrible • l
les personnages odieux. Boursault, dans l'introduction
de son roman Artémise et Po/iatite, glissa une descrip-
tion très satirique de la premu^-rc représentation de
lirifannicus. Dans sa préface, qui est un très solide
morceau de critique, Racine discuta sérieusement
toutes les objections. Il aurait dû s'en tenir là. Mais il
ne se gêna pas pour railler la sotte présomption de. 'es
contradicteurs :
«... Il n'y a rien de plus injuste qu'un ignorant : il croit
toiijotirs que l'a I mirât ion est le partage des gens qui ne
savent rien ; il condamne toute une pièce pour une scène
qu'il n'approuve pas; il s'allaque même aux endroits les
plus éclatants, pour faire croire qu'il a de lespnl ; et pour
peu que nous résisti(jnsà ses sentiments, il nous traite de
présomptueux qui ne veulent croire personne, et ne songe
pas qu'il lire quelquefois plus de vanité d'une critique fort
mauvaise, que nous n'en liroos d'une assez bonne pièce de
tlié.'itre. »
Raejne crut m^me d voir se vengerde Corneille, qui,
pendant la rei ré-ent .tion, ava't signalé quelque-^ ana-
chronismes. Il se moqua cruellement des dernières
f'ièces du vieux poète et de ses procédés dramatiques :
SES ENNEMIS 67
« II faudrait, par exemple, représenter quelque héros ivre,
qui se voudrait l'aire haïr de sa maîtresse, de gaieté de cœur,
un Lacédémonien grand parleur, un conquérant qui ne débi-
terait que des maximes d'amour, une femme qui donnerait
des leçons de fierté à des conquérants : voilà sans doute de
quoi faire récrier tous ces messieurs. »
Racine osa même écrire ces lignes méchantes :
« Je prie seulement le lecteur de me pardonner cette
petite préface, que jai faite pour lui rendre raison de ma
tragédie. Il n'y a rien de plus naturel que de se défendre
quand on se croit injustement attaqué. Je vois que Térence
même semble n'avoir fait des prologues que pour se justifier
contre les critiques d'un vieux poète malintentionné, malevoli
veteris poetœ, et qui venait briguer des voix contre lui jus-
qu'aux heures où l'on représentait ses comédies. »
Par ses ofTensantes personnalités, Racine allait four-
nir de nouvelles armes à ses ennemis. On se donna le
mot pour louer son style, mais pour contester tout le
reste, la conduite du drame, l'étude de la passion,
l'exactitude historique.
Cette tactique nouvelle se montra bien à Tapparition
de Bérénice. Robinet, qui dans ses comptes-rendus rimes
portait aux nues la pièce de Corneille sur le même
sujet, n'approuvait dans celle de Racine que les vers
et le jeu des acteurs. L'abbé de Villars entreprit de
démontrer que les règles n'y étaient observées ni dans
l'exposition, ni dans l'intrigue, ni dans le développe-
ment des caractères. On ne se gênait guère pour décla-
rer la pièce ennuyeuse et monotone, et l'on répétait la
plaisanterie de Chapelle sur la maîtresse de Titus:
Marion pleure, Marion crie,
Marion veut qu'on la marie.
On dit tant de mal de la pauvre Bérénice qu'elle
trouva un défenseur, Subligny, qui avait parodié Andro-
maque, ei qui cette fois, pour se distinguer, fut réduit
à louer. Mais Racine pensa qu'il se défendrait mieux
68 RACINE
liii-nirmo. Dans sa préface, il lo prit do liant avec los
amaloiirs ol les ignorants qni prétendaient erititjiier au
nom des règles. Surtout il s'acharna contre le mal-
lienreux abbé de Villars.
« ... Voilà toutes que j'ai à dire à ces personnes à qui je
ferai toujours gloire de plaire ; car pour le libelle que l'on a
fait contre moi, je crois que les lecteurs me dispenscnint
volontiers d"y répondre. Kt que répoiidrais-je à un liumni(;
qui ne pense rien et qui ne sait pas même construire ce qu'il
pense? Il parle de protase comme s'il entendait ce mot, et
veut que cette première des quatre parties de la trat^ciiic soit
toujours la [dus proche de la dernière, qui est la catastrophe.
Il se plaint que la trop grande connaissance des règles l'em-
pêche de se divertira la comédie. Certainement, si Ton en
juge par sa dissertation, il n'y eut jamais de plainte plus mal
fondée. Il paraît bien qu'il n'a jamais lu Sophocle, (juil loue
très injustement d'une qrande mnlti/jUritr d'incidents ; et
qu'il n'a même jamais rien lu de la Poétitpie, que dans quel-
(jues prélaces de tragédies. Mais je lui pardonne de ne pas
savoir les règles du théâtre, puisque, heureusement pour le
public, il ne s'applique pas à ce genre d'écrire. Ce que j<; ne
lui pardonne pas, c'est de savoir si peu les règles de la bonne
plaisanterie, lui qui ne veut pas dire un mot sans plaisanter.
Croit-il réjouir beaucoup les honnêtes gens par ces hrlas de
poche, ces inesdcmoiselles mes n'gles, et quantité d'autres
nasses aifectations qu'il trouvera condamnée- dans tous les
bons auteurs, s'il se mêle jamais de les lire ?
« Toutes ces critiques sont le partage de quatre ou cinq
petits auteurs infortunés, qui n'ont jamais {>u par «Mix-mêincs
exciter la curiosité du public. Ils attendent toujours l'oi-casion
de quelque ouvrage qui réussisse, pour l'attaquer, non point
par jalousie, car sur quel fondement seraient-ils jaloux? mais
dans l'espérance qu'on se donnera la peine de leur répondre,
et qu'on les tirera de l'obscurité où leurs propres ouvrages
les auraient laissés toute leur vie. »
Bnjnzet, Mithridate et Iphirjénie furent d'éclatants
triomphes. Racine est alors en pleine possession de sa
gloire, et ses ennemis sembh-nl tout prêts de renoncer
à la lutte. Par habitude, ils continuent de lui adresser
les mômes reproches sur l'intrigue de ses pièces, sur
les caractères et le rôle de la passion. Ils le chicanent
SES ENNEMIS 69
surtout à propos de la vérilé historique, et s'appuient
à l'occasion sur l'autorité de Corneille :
« Etant une fois près de Corneille à une représentation de
Bajazet, il me dit : « Je me garderais bien de le dire à d'autres
que vous, parce qu'on dirait que j'en parlerais par jalousie ;
mais prenez-y garde, il n'y a pas un seul personnage dans le
Bajazet qui ait les sentiments qu'il doit avoir et que l'on a à
Constantinople ; ils ont tous, sous un habit turc, le sentiment
qu'on a au milieu de la France. » [Segraisiana.)
Mais il est visible que de part et d'autre on n'apporte
plus dans la discussion le même entrain. On observe
alors un changement très curieux dans le ton des pré-
faces de Racine ; plus de polémique, plus d'allusions
malignes ; l'auteur se contente d'exposer le sujet, d'in-
diquer ses sources; il ne se fâche qu'une fois, et pour
défendre YAlceste d'Euripide contre un ignorant. Evi-
demment Racine ne daigne plus accepter la bataille. Il
ne s'inquiète plus guère de la critique : à force de vic-
toires, il croit l'avoir découragée, réduite au silence.
Pourtant ce n'était là qu'une apparence. Ses ennemis
ne désarmaient pas. Quand il donna en 1676 l'édition
complète de ses neuf tragédies, il vit aussitôt paraître
une nouvelle satire, Apollon vendeur de Mithridate, oh
Barbier d'Aucour ne craignait pas de s'attaquer à tout
son théâtre. En réalité, on continuait à guetter Racine :
seulement l'on se préparait encore une fois à changer
de tactique. A chacune de ses tragédies futures, on
opposerait une autre pièce qui traiterait le même sujet
avec le même titre, et qu'on ferait triompher par tous
les moyens.
En mai 1675, cinq mois après VIphigénie de Racine,
le théâtre Guénégaud donnait une autre Iphigéjiie.
Celte tragédie, oh. l'on avait effrontément pillé Rotrou
et Racine lui-même, avait pour auteurs Le Clerc et
Coras. Malgré tous les efforts de leurs partisans, elle
tomba piteusement, et ne fut bientôt plus connue que
par l'épigramme de Racine :
70
CACINK
Entre Le Clerc et son ami Coras,
Tous deux auteurs rimants de rnmp.ipuio,
N'a pas longicinps sourdiicut j^raiids dL'l)als
Sur I»' propos d<' sou Ijthiffin'ir.
Coras lui dit : « \ai pièce est do mou cru i> ;
Lo Clort- répond : « Mlle est mioiiiin et non vôlrc. »
Mais aussitôt jpie l'ouvraj^oa paru.
Plus u'oiil voulu l'avoir lait l'un ni l'autre.
Ce fut une déroute complète pour les advcrsairrs de
Racine. Pourtant leur plan de campagne r 'était pas si
mauvais: si leur première tentative avait échoué, la
seconde allait réussir.
On savait que Racine travaillait à une nouvelle pièice.
Pradou se charc^ea de faire mieux : par d'indisrrèles
communications, il connut d'avance le sujet, le plan,
les principales scènes, même des vers de Uhcine ; il en
lit son profit, et se démena si bien qu'il fin prêt en
ni«''niH temps. Le 1" janvier 1077, l'hôtel de Bour^oirne
avait joué la Phèdre de Racine ; le 3 janvier, l'hôtel
Guénépraud joua la Phrdre de Pradon. Tout le parti
s'était mis en mouvement. Pour assurer la défaite de
Racine, on voulut ridiculiser sa tragédie. Le soir
môuip de la première représentation, on composait sur
la pièce un sonnet satirique, qui le lendemain courut,
tout Paris. Le sonnet était de M'"* Deshoulières. Racine
et ses amis crurent reconnaître la main du duc de
Nevers, et raltafjuèrent sur les mêmes rimes. Le duc
se f;\cha, riposta par un sonnet analogue, et [)arla d'y
joindre des coups de bâton. La méprise tournait au
tragique : il fallut que le grand Condé couvrît Racine
et Roileau de sa protection. C'est alors que M""" de
Bouillon, sœur du duc de Nevers, intervint dans la
querelle. Elle loua pour six représentations les pre-
mières log'sdesdeux théâtres: pendant six soirées, la
salle de l'iiùtelde Bourgogne j-einbla vide, tandis ipie
la cabale applaudissait bruyamment le chef-d'œuvre de
Pradiin. On ne réussit point cependant à donner le
change au vrai public, qui peu à peu se mita applau-
SES ENNEMIS 71
dir Racine et à siffler l'autre. Pendant ce temps, les
critiques, Visé dans le Mercure, Subligny dans un^ Dis-
sertation^ afïectaient l'impartialité et comparaient gra-
vement les deux pièces. Devant ces cabales et cette
mauvaise foi, Racine perdit courage : c'était plus que
n'avaient espéré ses adversaires. En vain Boileau lui
adressait sa belle épître sur \' Utilité des ennemis et lui
promettait dans l'avenir une éclatante réparation :
Imite mon exemple : et lorsqu'une cabale,
Un tlot de vains auteurs tellement te ravale,
Profite de leur haine et de leur mauvais sens,
Ris du bruit passager de leurs cris impuissants.
Que peut contre tes vers une ignorance vaine?
Le Parnasse français, ennobli par ta veine,
Contre tous ces complots saura te maintenir
Et soulever pour toi l'équitable avenir.
Eh ! qui voyant un jour la douleur vertueuse
De Phèdre malgré soi perfide, incestueuse,
D"un si noble travail justement étonné.
Ne bénira d'abord le siècle fortuné
Qui, rendu plus fameux par tes illustres veilles.
Vit naître sous ta main ces pompeuses merveilles ?
{Epître VII, 71-84.)
Rien n'y fit ; après douze années de luttes, Racine se
sentit vaincu, et céda la place.
Même la retraite du poète ne fit point tomber ces
colères. Son œuvre restait, sur laquelle on s'acharna.
11 la vengea d'ailleurs quatre ans plus tard, aux dépens
de VAspar de Fontenelle :
Ces jours passés, chez un vieil histrion.
Grand chroniqueur, s'émut en question
Quand à Paris commença la méthode
De ces sifflets qui sont tant à la mode.
« Ce fut, dit l'un, aux pièces de Boyer. »
Gens pourPradon voulurent parier :
« Non, dit l'acteur, je sais toute l'histoire.
Que par degrés je vais vous débrouiller:
Boyer apprit au parterre à bâiller ;
Quant à Pradon, si j'ai bonne mémoire.
RACINE
Pommes sur lui volèrent largement;
Or, quand silllols prirent comnM'ncfnK'nl,
C'est, j'y jouais, j'en suis témoin lidèle,
C'est à ÏAspar du sieur de Fonlenelle. »
La g^uerre continua, aussi vive, mais un peu plus
courtoise, à l'Académie celte fois. Bien souvent dans la
bai^arre des anciens et des modernes, quand on frappa
Sophocle ou Uomère, onvisait Racine. l'Ius tard, quand
il écrivit pour Saint-Cyr, on le punit du succès d Esther
en le criblant d'épig^rammes, en affectant de reconnaître
dans sa tragédie sacrée une foule d'allusions perfides.
Aussitôt que iM°* de Maintenon fit commencer les répé-
titions A Athalie, elle reçut, nous dil-on, des lettres
anonymes et « mille avis, mille représentations de
dévots et de poètes, jaloux de la gloire de Racine ». On
réussit ainsi à étouffer ce dernier chef-d'œuvre. Une
fois la pièce imprimée, on n'en parla que pour s'en
moquer. On affecta de lui préférer d'autres pièces com-
posées pour Saint-Cyr, \^Jrphté ou la Judith de Boyer,
le Jonathas de Duché. On fit môme un grand succès à
la Judith ; mais elle paya pour les autres, car elle sut
inspirer à Racine une de ses plus jolies épigrammes.
A sa Judith, Boyer, par aventure,
Etait assis près d un riclie caissier;
Bien aise était ; car le bon financier
S'attendrissait et pleurait sans mesure.
1 Bon gré vous sais, lui dit le vieux rinieur :
L3 beau vous touclie, et n êtes pas d'humeur
A vous saisir pour une baliverne. »
Lors le richard en larmoyant, lui dit :
■ Je pleure, hélas! de ce pauvre llolofcrne,
Si méchamment mis à mort par Judith. »
Cette épigramme, comme la Judith, est de IG'Jj : la
lutte durait depuis trente ans, presque sans trêve.
Si l'on embrasse d'un cou[) d'œil celte carrière dra-
matique si tourmentée, si orageuse, une question se
SES ENNEMIS 73
pose aussitôt : Pourquoi tant d'ennemis ? Pourquoi,
chez tous, tant d'acharnement?
Voici les raisons les plus apparentes. D'abord Je talent
même de Racine et la série de ses triomphes au théâtre,
sa situation à la cour, les jalousies aiguës qu'excitaient
ses succès d'homme de lettres et de courtisan. Puis son
caractère, sensible à l'excès, la vivacité de ses ripostes,
la malice de ses épigrammes, le ton agressif de ses pré-
faces. Puis son étroite liaison avec Boileau : beaucoup
de ses ennemis étaient des victimes du satirique.
C'étaient là des motifs bien humains, et de tous les
temps. Cependant la raison essentielle n'est pas là.
Ce qui explique surtout la persistance des inimitiés et
des attaques, c'est la hardiesse du poète de théâtre,
son système dramatique. C'est à l'œuvre surtout qu'on
en voulait. Aussi est-il intéressant de résumer à grands
traits ce qu'on reprochait à Racine.
Ne nous arrêtons point aux critiques de détail, rela-
tives soit au style, soit même à certains caractères. Là-
dessus les ennemis du poète n'avaient pas toujours
tort. La preuve, c'est qu'il a souvent profité de leurs
observations, en se corrigeant dans les éditions suivantes
de ses tragédies, surtout en évitant les mêmes défauts
dans ses œuvres nouvelles. Mais après tout ce n'étaient
là que des chicanes.
Ce qui mérite de fixer l'attention, ce sont les critiques
générales qui reparaissent à toutes les époques de la
vie du poète, à propos de chacune de ses pièces. Tou-
jours, beaucoup de ses contemporains ont blâmé dans
son théâtre :
1" L'excessive simplicité de Faction, ce que Segrais
appelait « le manque de matière > ;
2" L'habitude de « subordonner l'action aux carac-
tères », comme disait Saint-Evremond;
3° Le rôle prédominant, et la violence, la brutalité
même des passions de l'amour ;
A" L'altération de l'histoire ;
KACIKS. 4
74 Racine
5° Le loin- familier du slylo, qui paraissait souvent
bas et trivial, trop seniMahlc à la [)r().si'.
Telles étaient les principales obj«*cti()ns des ennemis
de Racine. Elles prouvent (ju'ils n'avaient pas si mal
compris son théâtre. Sur un point seulement il n'est
guère possible de leur donner raison : on ne peut dire
sans beaucoup de restrictions que Racine ait altéré
l'histoire ; nous montrerons qu'au contraire il a mer-
veilleusement saisi certains frails de l'ancienne Grèce,
de la Rome impériale et de 1 Orient. Pour tout le reste,
les ennemis de Racine voyaient juste. Seulement, ce
qu'ils lui reprochaient, ce qui les déconcertait, c'étaient
justement les grandes nouveautés de son système dra-
matique, et c'en était l'originalité.
II
NOUVEAUTES DE LA TRAGEDIE DE RACINB.
Comme la plupart des novateurs. Racine commença
par imiter. Au moment où il écrivit ses premières pièces,
deux hommes régnaient au théâtre : Corneille et (Jui-
uault.
Corneille, au temps de ses chefs-d'o-uvre, avait su'
donner un éclat incomparable au drame héioi(|ue,|i
toujours dominé chez lui par l'idée du devoir, et tout!
empreint d'une haute moralité. .Mais cette conception'
de la tragédie avait ses dangers. Le poète était con-
damné à peindre toujours des personnages choisis hors
du commun et mis aux prises avec des événements
exceptionnels. Que Tinspiralion vienne moins puissante
ou moins sûre, etCtjrneille s'égare à la poursuite d'un
idéal inaccessible : il donne alors à ses personnages
tant de vertu, tant de raison, qu'il les rend ennuyeux
et froids ; il raffine si bien sur l'amour, qu'il tue laniour
ou le subordonne à la politique ; de l'héroïque il tombe
NOUVEAUTIÊS DE SA TRAGÉDIE 75
dans l'invraisemblable elle romanesque ; il imagine des
complications si extraordinaires, que lui-même s'y
reconnaît à peine. Un jour vint où le public s'y perdit
tout à fait, et l'ingrat se détourna de l'auteur du Cid.
Quinault recueillit son héritage. 11 commença par où
Corneille avait fini : il eut, lui aussi, d'interminables
scènes de politique, des vers sentencieux, de trop ingé-
nieuses combinaisons d'incidents. Mais longtemps on
lui pardonna tout ; car il aima le fin du fin. Il mit au
théâtre les raffinements elles galanteries des précieuses.
A tous ses personnages il enseigna les manières et 'le
langage de la Chambre bleue ou du Grand Cyriis. Plus
tard, dans un autre domaine, il devait se montrer poète
de talent. En attendant, il n'était qu'un habile homme :
mais il enchantait le public, QiV Astrale passait pour un
chef-d'œuvre.
Corneille et Quinault, voilà quels furent d'abord au
théâtre les maîtres de Racine. Il admira l'un, envia
l'autre, les imita tous deux. Pour cela il n'eut point
alors à violenter ses goûts. Lui-même donnait dans
l'emphatique et le bel esprit ; nous le savons par ses
premières poésies et ses lettres de jeunesse. Il s'aban-
donna donc à sa facilité naturelle, et composa des tragé-
dies suivant les recettes du temps.
Dans la Thébaïde et dans Alexandre^ on reconnaît
aisément l'influence des deux poètes que Racine avait
pris pour modèles. Ces pièces renferment nombre de
tirades politiques dans le goût de Corneille, celle-ci par
exemple :
L'intérêt de l'État est de n'avoir qu'un roi.
Qui, d'un ordre constant gouvernant ses provinces
Accoutume à ses lois et le peuple et les princes.
Ce règne interrompu de deux rois diflerents,
En lui donnant deux rois, lui donne deux tyrans.
Par un ordre, souventrun à laulre contraire.
Un frère détruirait ce qu'aurait fait un frère :
Vous les verriez toujours former quelque attentat
Et changer tous les ans la face de l'État.
7() RACINE
Ce Utiiic liiiiilé que l'on veut leur prcsciii-e
Accroil leur violence onhoniani leur eiiipirc.
Tous cleu\ feronl4;cinir les ]irii|tles tour ;i tour:
Pareils à ces lorrenls qui ue durent ([u'uu jour,
IMus leur cours est borné, plus ils l'ont de ravage,
Lit d'horribles dégâts sigualcutlcurpassage.
ous avons chaiij^e de niêtlioile;
.)()(I(^let n"est plus à la iiimle,
i;i inaiiilenaiil il ne i'aiil pas
Quitter la nahire d'un pas.
Le retour à la nature, voilà ce que demandait aussi
Pascal dans sa définition de l'éloquence, ce que réali-
sait Rossuet dans ses sermons, Molière dans ses comé-
dies. De cette école Boileau se iit le cham[»ion et le
théoricien. Hacine était très jeune encore et cherchait
sa voie à l'époque où Molière donnait ses chefs-d'œuvre.
Les deux poètes furent très liés alors : par ses conseils,
surtout par son exemple, l'auteur de V Ecole des femmes
entraîna le futur auteur iVAndromaque. Les conversa-
tions avec Boileau achevèrent de convaincre Racine.
Il se rallia franchement aux idées et au parti des no-
vateurs. Et sa grande originalité fut de porter dans le
drame, avec leur audace, le même souci de la vérité.
Ainsi s'explique tout le système dramatique de
Racine. De la tragédie de Corneille ou de Quinaull, il
gardera les formes extérieures, et il observera scrupu-
leusement les règles établies. Mais dans ce cadre et dans
ces limites il appliquera toute une [toélique nouvelle.
D'abord il choisit d'autres modèles. Avant lui, on
imitait les Latins, les Italiens, les Klspagnols ; lui, il re-
vient aux Grecs, presque entièrement délaissés depuis
la Pléiade.
Des Grecs, il apprend à ne point s'embarrasser d'in-
trigues compliquées, à se préoccuper seulement du
jeu des âmes. L'action sera aussi simple que possible.
On proscrira tout incident qui ne sera pas indispensable
au développement des caractères. Racine lui-même a
nettement marqué combien en cela il s'écartait de ses
devanciers :
« Que faudrait-il faire pour contenter des juges si difficiles?
KOL'VEAUTI'S DE SA TRAGÉDIE 79
Lacliose serait aisée, pour peu qu'on voulût trahir le bon
sens. Il ne faudrait que s'écarter du naturel pour se jeter
dans l'extraordinaire. Au lieu d'une action simple, chargée
de peu de matière, telle que doit être une action qui se passe
en un seul jour, et qui, s'avançant par degrés vers sa fin,
n'est soutenue que par les intérêts, les sentiments et les
passions des personnages, il faudrait remplir cette même
action de quantité d'incidents qui ne se pourraient passer
qu'en un mois, d'un grand nombre de jeux de théâtre d'au-
tant plus surprenants qu'ils seraient moins vraisemblables,
d'une infinité de déclamations où l'on ferait dire aux acteurs
tout le contraire de ce qu'ils devraient dire. » (Préface de
Brita7inicus.)
Dans ce drame uniquement psychologique, une
seule chose importe : l'étude de la passion^-Si l'on peint
l'amour, il faut que l'amour occupe le premier plan,
soit l'essentiel de la tragédie. Donc, pas d'amour épiso-
dique. Dès la préface de sa Thébaïde, Racine avait pro-
clamé cette règle, en avouant qu'il avait eu tort de ne
s'y point assez conformer dans la pièce. C'était tout
l'opposé de la théorie adoptée jusque-là. Corneille en
fit la remarque dans une lettre qu'il écrivit à Saint-Evre-
mond, à propos d'Alexandre {\Q&Q) :
« J'ai cru jusqu'ici que l'amour était une passion trop
chargée de faiblesse pour être dominante dans une pièce
héroïque ; j'aime qu'elle y serve d'ornement et non pas de
corps, et que les grandes âmes ne la laissent agir qu'autant
qu'elle est compatible avec de plus nobles impressions. Nos
doucereux et nos enjoués sont de contraire avis ; mais vous
vous déclarez du mien ; n'est-ce pas assez pour vous en être
redevable au dernier point ? »
Donc, chez Racine, la passion remplira tout le
drame. Et cette passion, le poète la peindra non point
telle qu'elle devrait être ou qu'elle a pu être chez
quelques individus d'exception, mais telle qu'on l'ob-
serve chez le commun des hommes. En cela, Racine
est un grand réaliste. Il ne cherche pas à corriger
l'humanité, il dit dans la préface à'Androynaque :
80 RACTNK
« ... lùicorc s'osl-il trouvi' desf^ons qui se sont plaints qu'il
(Pyrrhus) s'cuiporlàt contre Antironiaque, et qu'il vouliU
épouser celle captive à quelque j)rix (jue ce fill.
<< J'avouiMju'il n'est pasasse/. résigné à la volonté de sa mal-
tresse, et que Céladon a niifux connu (pie lui le parfait amour.
Mais (jue faire? Pyrrhus n'avait pas lu nos romans ; il était
violent de son naturel, et tous les héros ne sont pas faits pour
être des Céladons.
« Quoi qu'il en soit, le public m'a été trop favorable pour
m'embarrasser du chaj^rin particulier de deux ou trois per-
sonnes qui voudraient qu'on réformât tous les héros de
ranli(|uilé pour en faire des héros parfaits. Je trouve leur
intention fort bonne de vouloir qu'on ne mette sur la scène
que des hommes impeccables ; mais je les prie de se. souve-
nir que ce n'est point à moi de changer les règles du
théâtre. »
Racine sait que rhomme est faible et imparfait, il
connaît les tourments et les crimes causés par l'amour,
et il pousse jusqu'au bout le développement de la
passion. C'est par là qu'il a si souvent étonné et
révolté beaucou|) de ses contemporains, poètes î:,m-
lants, courtisaus et grandes dames, qui n'aimaient
point à porter dans la passion tant de violence, ou
qui, s'ils l'y portaient par hasard, cberchaieut du moins
à couvrir les deliorsel à garderies bienséances.
m
PSYCHOLOGIE DE RACINE. — LES CARACTKRBS.
Un poète qui concevait ainsi le drame devait tirer
tous ses effets de l'élude de l'Ame humaine. Racine est
un merveilleux psychologuç. II a connu avec une pré-
cision infiniment délicate et sûre la mécanique des
passions (i).~
(1 Voyez une curieuêo étude de Paul Janet, La pvjchologle de Racine,
da' s la Hrvue des Deux-Mondes du \'> neptembre 1876.
SA PSYCHOLOGIE 81
Que sont les personnages de ses tragédies? Des rois »
et des reines, des prinres et des princesses. Pourtant il
n'y a pas de théâtre plus réaliste, plus facilement
intelligible à la foule. C'est que chez ces rois, chez ces
princes, le poète n'étudie que des passions communes
à toutes les classes d'hommes, à tius les pays et à
tous les temps. Seulement, dans l'âme de ces privilé-
giés delà fortune et du rang, qui sont plus affranchis
des préoccupations vulgaires de la vie, les sentiments .
ordinaires se développent plus librement, se dessinent
avec plus de relief ; et la peinture en est plus saisis-
sante. Au fond, à quoi se ramènent toutes ces tragé-
dies? Otez les noms ; oubliez un instant l'histoire, que
trouvez-vous? Un amant qui abandonne sa maîtresse
(Bérénice) ; un homme entre deux femmes (Pyrrhus,
Bajazet, Hippolyle) ; un père rival de son fils(Mithri- u
date;; une femm.e amoureuse de son beau-fils (Phèdre) ; |
deux frères rivaux (Britannicus et Néron). Tous ces t
grands drames historiques, de ce point de vue, semblent
une simple transposition de scènes bourgeoises ou popu-
laires (1). —
Dans le choix des caractères, comme des sujets.
Racine est guidé par le souci de la vérité générale.
Dans son théâtre, comme dans la vie, on rencontre
surtout des passionnés : amoureux, ambitieux ou
jaloux. Et, parmi les passions, il peint de préférence la
plus commune, celle qui est de toutes les conditions et
de tous les âges : l'amour, qui est le ressort principal
de ses drames.
L'amour, dans ses formes extérieures, se modifie
d'après la mode. Aussi Ratîine n'a-t-il pu s'empêcher
d'introduire parfois dans ses tragédies quelque chose
de la galanlerie solennelle du temps de Louis XIV.
C'est un défaut, évidemment ; mais était-il possible de
l'éviier absolument ? En tous cas, il est bien certain que
le poète étudie surtout l'amour en ce qu'il a de plus
(1) Voynz Brupetière, La tragédie de Racine {Revue des Deux-
V mars "l 884). Vvj>.;Vi-'^Uo.\4c-wii '.)
Mondes,
4*
82 RACINE
général et d'éternel. Souvent l'exprossion en est on
ne peut plus familière. Voyez comment celte femme
parle ;\ son amant (jui veut l'abandonner:
Non, je n'ôcoutc rien. Mo voilà résolue :
Je-vrux partir. Pourquoi vous montrer à ma vue ?
Pourquoi venir encore aigrir mon désespoir ?
N'cles-vous pas cotaient ? Jr un veux plus vous voir.
— Mais, de grâce, écoulez. — // n'est plus tr)iips. —
[Madame,
Un mot. — Aon. {Bérénice.)
La passion, chez Racine, est fatale, irrésistible. Il a
peut-être été amené à cette conception par l'exemple
des grands tragiques athéniens. Mais à la fatalité
hellénique, tout extérieure et le plus souvent personni-
fiée en un dieu, il substitue une sorte de fatalité in-
iHrne, dont le mystère est dans l'àme humaine et
dont l'effet est bien plus dramatique. Les person-
nages de Racine essaient en vain de lutter contre eux-
mêmes. Ils se sentent vaincus d'avance. Ils disent
comme Œnone à Phèdre :
Vous aimt'7.... On ne peut vaincre sa destinée ;'
ou comme Pyrrhus à Hermione :
Je voulus m'obstiner à vous être fidèle ;
Je vous reçus en reine ; etjusques à ce jour
J'ai cru que mes serments me tiendraient lieu d'amour.
Mais cet amour l'emporte ; et, par un cup funeste,
Andromaque nTarrache un cœur qu'elle déteste :
L'un par l'autre entraînés, nous courons à l'autel
Nous jurer malgré nous un amour immortel.
Le poète connaît tous les détours par où une Ame,
qu'entraîne sa destinée, s'achemine peu à peu ou se
précipite à la catastrophe dernièrp. Elt il fait jouer
avec une étonnante dextérité toutes les pièces du
mécanisme psychologique.
SA PSYCHOLOGIE 83
Soit une passion commune, éternelle, universelle :
l'amour, la jalousie.
/ D'abord aucun obstacle n'en arrêtera le progrès. Elle
ira grandissant jusqu'à la conséquence suprême, le
désespoir, le crime ou la folie.
Elle se fortifiera en s'analysant elle-même. Les per-
sonnages de Racine ont souvent une effrayante lucidité.
Ils s'observent sans cesse, mais ne s'arrêtent guère à de
froids raisonnements. Ils ne voient le danger que pour
y courir plus vite. La merveille en ce genre est le rôle
de Phèdre, qu'il faudrait citer en entier.
Suivant qu'elle rencontre tel ou tel obstacle, ^ la
passion dominante se transforme en divers sentiments.
Ainsi l'amour de Roxane pour Bajazet produit d'abord
la jalousie, puis la haine;^ L'amour de Phèdre pour
Hippolyte devient successivement mélancolie, honte,
remords, désir, espoir, prière, jalousie, terreur, déses-
poir, regret, colère, indignation : et c'est au suicide
qu'aboutissent toutes ces métamorphoses.
Ordinairement il y a lutte contre un autre sentiment.
D'oii une incertitude pénible et une sorte de fluctua-,
tion, qui apparaît surtout dans les conversations avec
les confidents ou dans les monologues. On suit toutes
les alternatives de cette lutte intime dans les monologues
d'Hermione ou de Roxane, de Titus, de Mithridate ou
\d'Agamemnon.
~^- La passion vient-elle à faiblir ? Il se trouve toujours
là quelque autre personnage, un confidi^nt, qui la
réveille par une sorte de persuasion indirecve, de sug-
gestion. Néron hésitait ; Narcisse le pousse au crime.
A son tour, cette passion agit ou réagit sui l'âme et
/les actions des autres personnages. Dans la tragédie
A' Andromaqiie , les divers incidents, même le dé i^eloppe-
mentdes autres caractères, tout dépend de la lutte qui
se livre dans le cœur à' Andromaque erxlve son amour
maternel et son amour conjugal. Les oscillations ap-
parentes de sa volonté déterminent, par contre-coup,
toutes les péripéties du drame.
/
84 RACINE
Ainsi, chez Racine, la passion n'est jamais contrariée
en Sun évolution par des événomcnts extérieurs. Mr'ine
elle s^exaspère devant les obstacles que lui créent les
senlimenls d'autrui. C'est toujours la psychologie qui
mène l'action. Aussi les caractères y sont plus logitjues
et plus soutenus que dans aucun théâtre. Ils se déve-
loppent et préparent le dénouement, mais ils restent
toujours identiques en leur fond. C'était pour Racine
un des principes essentiels de son système dramati-
que} Il insiste sur ce point dans son Commentaire de la
poétique d'Aristote.
« En quatrième lieu, il faut qu'elles (les mœurs) soient
uniformes ; car, quoique le personnage qu'on représente
paraisse quelquefois chantier de volonté et de disconrs, il
faut néanmoins {qu'il soit toujours le même dans le fond, ijue
tout parte d'un même principe et) qu'il soit inégalement égal
et uniforme. »
Evidemment, les mêmes sentiments prennent une
forme assez différente suivant la condition, l'àge^ le
pays, l'époque, les circonstances de toutes sortes; et
cependant les personnages de Racine se ressemblent
tous en ce qu'ils sont entièrement dominés par leur
passion, que leur destinée, leur vie en dépend.
Cette conception de 1 ùme humaine a eu pour consé-
quence, dans ce théâtre, la supériorité des caractères
de femmes sur les caractères d'hommes.
Racine a d'admirables rôles d'hommes poussés par
une idée fixe : un possédé de l'amour comme Oreste,
des ambitieux comme Acomat et Joad, un honnête
homme entêté comme Burrhus, des coquins comme
Narcisse et Mathan. C'est que tous ces personnages,
d'ailleurs presque créés de toutes pièces par le poète,
n'existent réellement que pour cette idée fixe. Mais ce
sont là des cas exceptionnels. L'homme est d'ordinaire
plus complexe : rarement il s'abandonne sans réserve.
Néron et Mithridate sont encore de superbes rôles ; la
passion emportée était un trait essentiel de leur carac-
LES CARACTÈRES 85
tère. Mais cet amour exclusif, nous le comprenons mal
en d'autres rôles d'homme. Est-ce la faute de la tradi-
tion historique, des souvenirs de l'antiquité, dont nous
ne pouvons entièrement nous dégager devant ces créa-
tions de Racine ? En partie peut-être. Mais il est évident
qu'Achille et Pyrrhus, Hippolyte et Xipharès nous pa-
raissent trop esclaves de leur amour. C'était là Técueil
de ce système dramatique.
Au contraire, presque tous les caractères de femmes
sont merveilleux de vérité. C'est que la passion est le
tout des femmes, le mobile unique de leurs actiorfs. h^
C'est à elles que convenait principalement la psycholo- ' ,
gie de Racine. Aussi le poète les a mieux comprises, et |
d'ordinaire il leur donne le rôle prépondérant. Jl est
descendu jusqu'au fond des trois grandes passions fémi-
nines : l'amour, l'amour maternel, l'ambition. Agrip-
pineetAthaliesont de terribles ambitieuses, toutes deux
audacieuses et inquiètes, imprudentes, capables de tout
compromettre par dépit ou faiblesse, toutes deux avec
les emportements et les ruses, les petitesses ou le cy-
nisme d'une ambition de femme. L'amour maternel, ,
c'est la mélancolique Andromaque, un peu coquette en^^xj]
sa tendresse craintive ; ou Clytemnestre, violente et
menaçante, qui ne reculerait point devant le crime pour
venger sa fille ; ou Josabeth, la mère adoptive, douce
et tremblante, avec une sorte de respect pour l'enfant
qui deviendra roi. Voici l'amour maintenant, et d'abord
les chastes victimes d'un amour innocent : Junie, qui a
donné son cœur par compassion ; Bérénice, une jolie
veuve naïve et confiante en dépit de tout, et prête au
sacrifice ; Monime, tendre et inquiète, résolue au fond
et brave; Iphigénie, longtemps heureuse et insouciante,
frappée au cœur dans la joie des fiançailles, et si éton-
née d'apprendre les cruautés de la vie qu'elle fait bon
visage à la mort. Enfin, c'est l'amour furieux, sensuel eti
jaloux, vite ensanglanté: Hermione, la fiancée délaissée,
impitoyable et franche, capable du meurtre pour se •;
venger-dt€ la trahison ; Phèdre, la femme coupable, "^
8f> RACINE
affaissée sous le remords ; Roxane, la fougueuse sul-
tane, ignorante du repentir, décidée à servir son amanl
par l'intrigue ou à punir ses dédains avec la cruauté
froido du sérail. Mais il faudrait citer presque toutes
les fommos de ce théâtre. Dans ces âmes féminines le
poète a démêlé tous les ressorts des passions avec une
implacable sûreté de coup d'oei'
Ces personnages de Racine sont tout près de nous ;
car ils appartiennent à l'humanité moyenne. Ils ne se
soucient d'aucun idéal : ils ne valent ni plus ni moins
que nous tous. Ils cèdent simplement à leur jjassion et
à la fatalité des circonstances. Ils ne sont en eux-mêmes
ni bons, ni méchants, ni parfaits, ni scélérats. C'est le
poète qui nous les explique :
« Aristote, bien éloigné de nous demander des héros par-
faits, veut au contraire que lespersoniiages tragiques, c'est-
à-dire ceux dont le malheur lait la catastrophe de la tragé-
die, ne soient ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants.
Il ne veut pas qu'ils soient extrêmement bons, parce que la
punition dun homme de bien exciterait plutôt findiguation
que la pitié du spectateur ; ni qu'ils soient méchants avec
excès, parce qu'on n"a point pitié d'un scélérat. Il faut donc
qu'ils aient une bonté médiocre, c'est-à-dire une vertu ca-
pable de faiblesse, et qu'ils tombent dans le malheur par
quelque faute qui les fasse plaindre sans les faire détester. »
(Préface d'Androinaque.)
Racine pousse si loin cette préoccupation, qu'il en
arrive, à force de logique, à fausser certains caractè-
res ; par exemple, il rendra Hippolyte amoureux :
« Pour ce qui est du personnage d'Hippolyte, j'avais re-
marqué dans les anciens qu'on reprochait à Euripide de
l'avoir représenté comme un philosophe exemi)t do toute
imperfection : ce qui taisait que la mort de cejenne prince
causait beaucoup plus dindi}se opprimer sans l'accuser. J'appelle faiblesse
LES CARACTÈRES 87
la passion qu'il ressent malgré lui pour Aricie, qui est la
fille et la sœur des ennemis mortels de son père. »
(Préface de Phèdre.)
Boileau songeait évidemment à son ami quand il
exposait cette théorie sur les personnages du théâtre :
Des héros de roman fuyez les petitesses :
Toutefois aux grands cœurs donnez quelques faiblesses.
Achille déplairait moins bouillant et moins prompt *
J'aime à lui voir verser des pleurs pour un aft'ront.
A ces petits défauts marqués dans sa peinture,
L'esprit avec plaisir reconnaît la nature 1...
{Art poétique, m, 103-108.)
L'idée du devoir ne se montre guère dans les tragédies /
de Racine. Et pourtant ce théâtre a sa moralité. \^
D'abord le poète est chaste jusque dans ses peintures f
les plus hardies. C'est bien ce que remarquait IJoileau :
Je ne suis pas pourtant de ces tristes esprits
Qui, bannissant l'amour de tous chastes écrits,
D'un si riche ornement veulent priver la scène,
'ïvdàie.nid'empoisonneurs et Rodrigue et Chimène.
L'amour le moins honnête, exprimé chastement.
N'excite point en nous de honteux mouvement...
{Art poétique, rv, 97-102.)
Puis les personnages de Racine ne cessent de lutter
contre leur passion ; en y cédant, ils sont torturés de
remords. Le poète insiste sur Cette idée dans sa préface
de Phèdre :
« Phèdre n'est ni tout à fait coupable, ni tout à fait inno-
cente ; elle est engagée, par sa destinée et par la colère des
dieux, dans une passion illégitime, dont elle a horreur toute
la première : elle fait tous ses efforts pour la surmonter :
elle aime mieux se laisser mourir que de la déclarer à per-
sonne ; et lorsqu'elle est forcée de la découvrir, elle en
parle avec une confusion qui fait bien voir que son crime
88 BACINK
est pluliM une puiiilion dos dieux (in'iiii iiiouvciuciil il<' sa
voloiik'. »
El noiloaii en faisait iiiif loi du poC'mo dramatique :
N'allez pas d'un Cyrus nous faire un Artauiène ;
Et que l'amour, souvent de remords coudnillu,
Paraisse une faiblesse et non une vertu.
[Art poétique, m, 100-102.)
Enfin, chez Racine, la passion entraîne avec elle son
propre châtiment :
a Je n'ose encore assurer que cette pièce soit en effet la
meilleure de mes tragédies. Je laisse et aux lecteurs et au
temps à décider de son véritable prix. Ce que je puis assurer,
c'est que je n'en ai point fait où la vertu soit plus mise en
jour que dans celle-ci ; les moindres fautes y sont sévère-
ment |)uiiies • la seule pensée du crime y est regardée avec
auUmt d'hoi-reur que le crime même ; les faihless(;s de l'a-
mour y passent pour de vraies laiMesses ; les passions n'y
sont présentéesaux yeux que pour montrer tout le désordre
dont elles sont cause ; et le vice y est jx-int partout avec des
couleurs <|ui en font connaître et haïr la din'itrmilé. C'est là
projuement le but que tout homiiu; qui travaille pour le
public doit se proposer. »
(Préface de Phèdre.)
Partout, châtiment et expiation. La passion fùt-elîe
innocente, on en est puni comme d'un crime : témoin
Ilippolyte, Bajazet, Hritannicus. Quant aux coupables,
ils n'échappent jamais, 11 est vrai qu'on les jdaint plus
qu'on ne les hait. .Mais par leur malheur ils prouvent le
danger et les conséquences fatales de toute faiblesse
Dans cette expiation et dans ce remords est la moralité
du théâtre de Racine.
STRUCTURE DU DRAME 89
IV
STRUCTURE DU DRAME.
Sa psychologie explique la forme de ses drames. Ce
qui domine toute la structure de ses tragédies, c'est le
principe de la subordination de l'action aux caraçiÎLres.-
(Vélait en France une grande nouveauté. De là Féton-
nem^nt et la malveillance à peine déguisée d'un homme
d'esprit et de goîit comme Saint-Evremond :
a J'ai soutenu qu'il fallait faire entrer les caractères dans
les sujets, et non pas former la constitution des sujets après
celle des caractères ; que nos actions devaient précéder nos
qualités et nos humeurs ; qu'il fallait remettre à la philo-
sophie de nous faire connaître ce que sont les hommes, et
à la comédie de nous faire voir ce qu'ils font ; et quenhu ce
n'est pas tant la nature qu'il faut expliquer, que la condition
humaine qu'il faut représeûter sur le théâtre. »
Racine a bien défini lui-même le trait essentiel de sa
poétique en commentant Aristote :
« La tragédie est l'imitation d'une action. Or toute action
suppose des gens qui agissent, et les gens qui agissent ont
nécessairement un caractère {c'est-à-dire des mœurs et des
inclinations qui les font agir) ; car ce sont les mœurs et lin-
clination [c'est-à-dire la disposition de l'esprit) qui rendent les
actions telles ou telles ; et par conséquent les mœurs et le
sentiment (ou la disposition de l'esprit) sont les deux prin-
cipes des actions. »
(Commentaire sur la Poétique d'Aristote.)
On voit toutes les conséquences de cette théorie.
Nous aurons le moins dincidents possible, juste ce qu'il
en faut pour le développement des caractères, et ce
sont les caractères qui entraîneront toute l'intrigue.
Nous proscrirons tout épisode inutile, tout hors-
d'œuvre :
90 RACINE
« On ne peut prendre trop de précaution pour ne rien
mettre sur le tlu-Atre qui no soit très nécessaire ; et les plus
belles scènes sont en danj^er d'ennuyer, du moment ([uon
les peut séparer de Taclion, et qu'elles l'interrompent, au
lieu de la conduire à sa lin. »
(Préface de Mithridate.)
Nous n'aurons que des situations naturelles, analo-
jcs à
blable
gués à celles de la vie ordinaire. Tout sera vraisem-
« Et il ne faut point croire que cette règle ne soit fondée
que sur la fantaisie de ceux qui l'ont faite : il n'y a que le
vraisemblable qui touche dans la traj^édie. Et quelle vraisen)-
blanceya-t-il qu'il arrive en un jour une multitudi; de choses
qui pourraient à peine arriver en plusieurs semaines? »
(Préface de Bérénice.)
L'invention ne consistera pas à imai^iner de savantes
combinaisons, mais à tirer d'une donnée initiale tout
ce qu'elle contient :
a 11 y en a qui pensent que cette simplicité est une mar-
que de peu dinvenlion. Ils ne songent i)as qu'au contraire
toute l'invention consiste à faire (jiielque chose de rien, et
que tout <'e grand nombre d'incidents a toujours été le
refuge des poètes qui ne sentaient dans leur génie ni assez
d abondance ni assez de force pour attacher durant cinq
actes leurs spectateurs par une action simple, soutenue de
la violence des passions, de la beauté des sentiments et de
l'élégance de l'expression. »
(Préface de liérnvre.)
Pour ajouter le moins possible, Racine cherche dans
l'histoire des sujets tout faits. Il abandonne ctnix aux-
quels il eût fallu trop ajouter ; souvent même il sim-
plifie les données historiques. A cet égard, rien de plus
Instructif que la comparaison des deux Bérénices : chez
Corneille, c'est l'excès de complication ; chez Racine,
l'excès de simplicité.
Par cette conception du drame, on se rapproche des
STRUCTURE DU DRAME ' 91
anciens, surtout des Grecs. Ce sont eux qu'il faut pren-
dre pour modèles dans la conduite de l'action :
« Je crus que je pourrais rencontrer toutes ces parties dans
mon sujet ; mais ce qui m'en plut davantage, c'est que je
le trouvai extrêmement simple. Il y avait longtemps que je
voulais essayer si je pourrais faire une tragédie avec cette
simplicité d'action qui a été si fort du goût des anciens : car
c'est un des premiers préceptes qu'ils nous ont laissés: « Que
« ce que vous ferez, dit Horace, soit toujours simple et ne
« soit qu'un. »
(Préface de Bérénice.)
Avec ces idées, Racine devaitêtre aidé plutôt que g-êné
par les 7'ègles que les théoriciens du xvn^ siècle impo-
saient à l'art dramatique.
Jusqu'en 1639 avait régné sur la scène une grande
liberté : on avait essayé de tous les systèmes. Au
xvi^ siècle, on avait noté quelques observations sur les
genres littéraires renouvelés de l'antiquité. On avait
commencé à étudier la Poétique d'Aristote. Ronsard,
Jean de la Taille et Scaliger avaient à peu près formulé
la règle des trois unités ; Jodelle et Garnier l'avaient à
peu près observée. En Italie, en Espagne, en Angle-
terre, plusieurs poètes avaient cru découvrir et pro-
clamé la même loi. Mais en France, comme en tous ces
pays, les auteurs dramatiques de la première moitié du
xvn® siècle, Hardy comme Shakespeare, avaient suivil
surtout leur fantaisie. C'était un legs du moyen âge,'
comme l'habitude du décor simultané. On trouve même
dans une préface de 1628 un véritable réquisitoire
contre les règles et l'imitation servile des anciens (1 ).
Les polémiques que soulevèrent les chefs-d'œuvre de
Corneille hâtèrent le progrès des règles. Chapelain s'en
fit le champion, en proclama Tavènement et la toute-
puissance. D'Aubignac, qui se vantait d'être seul à
comprendre Aristote, voulut bien expliquer les règles
(1) François Ogier, Préface à la tragédie Tyr et Sidon de Jean de
Schelandre.
92 RACINE
à SOS contemporains, et on donna la th(^orie dans sa
pratique du théâtre {{^Vtl). Cornoille, pris de scriij)iile,
dans les Examens de ses pièces ( I6G0) essaya de montrer
qu'il n'avait pas méconnu l'autorité d'Aristole. Un
J petit fait matériel contribua sans doute à imposer le
respect des règles à tous les auteurs: à partir de 16Pj6,
' les côtés de la scène furent envahis par les gens de
cour, ce qui força de renoncer à peu près au décor.
Aussi Boileau, dans son Art poétique, put, sans crainte
d'être contredit, formuler la théorie des trois unités,
qu'il fonda sur la nature et la vraisemblance :
... Nous, que la raison à ses règles engage,
Nous voulons qu'avec art l'action se ménage :
Qu'en un lieu, qu'en un jour, un seul fait accompli
Tienne jusqu'à la fm le théâtre remph.
{Art poétique^ m, 43-46.)
Racine, lors de ses premières tragédies, se conforma
tout naturellement à la tradition établie. Dans la Thé-
baïde et dans Alexandre, il appliqua exactement les
règles : il les accepta comme une convention théâtrale,
une sorte de recette pour composer une bonne tra-
gédie.
Mais il ne s'en tint pas là. Il chercha la raison de
ces règles. C'est ce que prouvent plusieurs livres de sa
bibliothèque, annotés de sa main : l'ouvrage d'IIeinsius
sur la Constitution de la trarjédie ; des exemplaires
d'Eschyle, de Sophocle, d'Euripide, de la première
édition d'Aubignac, enfin de la Poétique d'Aristote,
avec fragments de commentaire et de traduction. Racine
avait donc beaucoup réfléchi sur celle question des
trois unités. 11 arriva à cette conclusion que les fameu-
ses règles n'étaient pas fondées historiquement, mais
qu'elles l'étaient en raison.
Il connaissait trop bien l'antiquité pour ne pas s'aper-
cevoir que ces lois de la tragédie étaient en grande
partie d'invention moderne. Aristote demandait l'unité
STEUCTURE DU DRAME 93
d'action ; pour le reste, il voulait seulement que la
tragédie n'embrassât pas un trop grand espace de temps
et de lieu ; car c'est^ disait-il, un être vivant dont il
faut pouvoir saisir l'ensemble. Evidemment, la pré-
sence du choeur donnait beaucoup d'unité aux pièces
d'Eschyle ou de Sophocle. Mais les Grecs n'observaient
pas toujours les règles strictes que les modernes ont
cru découvrir dans leurs œuvres ; on peut le constater,
pour le lieu, dans les Euméindes et dans Ajax\ pour le
temps, dans OEdipe à Colone.
Cependant Racine trouvait ces règles légitimes et
raisonnables. D'abord le théâtre grec lui était si fami-
lier que tout sujet se présentait à lui dans un cadre
analogue. Puis, le drame psychologique, tel qu'il le
concevait, sans épisode ni combinaisons, avec son action
simple où l'évolution des caractères aboutit fatalement
à une crise, s'accommodait sans effort des trois unités.
Sans doute même, dans sa préoccupation constante
du naturel et du vrai, il y voyait une vraisemblance de
plus. Après tout, le système classique est peut-être
celui qui comporte le moins de conventions : l'action
réelle doit s'accomplir à peu près dans le même temps
et dans les mêmes conditions que la représentation.
Rien de plus réaliste que cette conception. Et c'était
une conséquence assez naturelle d'une conception idéa-
liste du drame : rien ne doit distraire le spectateur du
progrès des caractères et du jeu des âmes ; le décor
sera donc réduit au minimum ; nous serons transpor-
tés une fois pour toutes dans un endroit donné; et là
tout se passera devant nos yeux pendant la durée d'une
représentation.
Racine ne s'inquiète que de la vérité psychologique.
Aussi, chez lui, nul souci du costume ni de la mise en
scène. Ses tragédies pouvaient, sans grand inconvé-
nient, être jouées dans un salon en habits de ville, ou
à la cour dans un décor de fantaisie. C'est qu'il y a deux
manières de comprendre la vérité matérielle au théâtre.
Ou bien le poète veut reproduire des scènes de la vie
Oi HACINE
(Irtiis loiilt' ItMir l'oniiilt'xik'. Alors il ue devra iiri^Hj^^T
aucun (KMail, mr-me l'-lranger à l'action. C'est le système
de Shakespeare, du moyen âge, des Espagnols, des
romantiques. Ou bien l'on se place au point de vue des
spectateurs ; alors la vérité matérielle n'a plus qu'une
valeur subjective; elle consiste à ne mettre sous les
yeux que les choses utiles à l'action ; si l'on n'étudie
que les caractères, le décor est superllu ; il faut se
garder seulement de choquer l'idée que le spectateur
se fait d'une époque ou d'un pays : c'est le système clas-
sique, et, par excellence, celui de Racine. .
Tout dans le drame de Racine a pour objet de pein-
dre la passion choisie. Dans beaucoup de ses tragédies,
il en varie les efTets et prépare la crise en prêtant la
même préoccupation amoureuse à trois des person-
nages: liajazet entre Roxane et Atalide ; Junie entre
Néron et Britannicus; Bérénice entre Antiochus et
Titus; Monime entre Mithridate et Xipharès; Achille
entre Eriphile et Iphigénie; llippolyte entre Phèdre et
Aricie. Certains de ces amours, par exemple ceux
d'Eriphile et d'Antiochus, peuvent sembler épisodi-
ques, et marquent une concession au goût du temps.
Mais d'autres sont la cause de grandes beautés : c'est la
rivalité d'Aricie, d'Atalide, qui déchaîne la jalousie de
riièdre ou de Hoxane.
\ Comme l'action naît des caractères, il faut que nous
Jassistions à la lutte des sentiments divers dans l'Ame
|des personnages. D'où les monologues et les confidents.
Ce sont là évidemment deux conventions théâtrales. Ce
qui en excuse l'emploi, c'est que l'on n'a jamais réussi
à s'en passer, et on les retrouve, sous divers noms,
dans tous les théâtres. Le conflit des sentiments éclate
souvent chez Racine en de merveilleux monologues.
Quant à ses confidents, ce qui les sauve, c'est leur uti-
lité : ces pâles ombres de nos tragédies ont, après tout,
leur raison d'être. Mieux que tous les monologues, un
I confident met à nu la passion, en marque le progrès :
et c'est là tout l'essentiel de Racine.
STRUCTURE DU DRAME 95
Avant le lever du rideau, aucun des personnages
n'est censé connu du spectateur : d'où la netteté des
expositions. Plusieurs sont à elles seules de vrais chefs-
d'œuvre. On connaît le début de Bajazet. Le vizir, du
ton le plus naturel, converse avec un officier : quand
ils se sépareront, nous saurons tout, et le caractère
d'Acomat, et la physionomie du sérail, et l'intrigue
engagée entre la sultane et le frère de l'empereur; on
pressent les dangers et tout ce qui suivra.
Dans ces drames tout intérieurs, les incidents, sauf
le petit nombre de ceux que fournissait l'histoire et
que le poète n'a pu changer, naissent naturellement
du jeu des âmes : ils ne sont que l'image du progrès de
la passion. Les ressorts de ces tragédies sont toujours
très simules, souvent analo^-ues à ceux des comédies de
Molière. Les situations les plus dramatiques, les scènes
capitales sont si naturellement préparées et amenées
qu'il faut un effort de réflexion pour en saisir toute la
hardiesse.
Le dénouement est toujours la conséquence logique
des caractères. Le poète fait remarquer lui-même ce
mérite de ses tragédies dans la préface à'Iphigéiiie :
« Ainsi le dénouement de la pièce est tiré du fond même
de la pièce ; et il ne faut que lavoir vu représenter pour
comprendre quel plaisir j'ai fait au spectateur, et en sauvant
à la lin une princesse vertueuse pour qui il s'est si fort in-
téressé dans le cours de la tragédie, et en la sauvant par une
autre voie que par un miracle, qu'il n'auraitpu souffrir, parce
qu'il ne le saurait jamais croire. »
Ailleurs Racine nous dit :
V Ce n'est point une nécessité qu'il y ait du sanget des morts
dans une tragédie : il suffit que l'action en soit grande,
que les acteurs en soient héroïques, que les passions y
soient excitées, et que tout s'y ressente de cette tristesse
majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie. »
(Préface de Bérénicejf
PR RACINB
Cotte théorie est incontestable. Mais il n'est pas
moins vrai (}iie, sauf une s«'ule, loulos les pi(>cos de
Uarino se terniiniMil par i\o. granil»'s tueries. C'est là
qu'aboutissait presque nécessairement la psychologie
racinienne.
Fatalité de la passion, ordonnance iog'ique et simpli-
cité de l'intrigue, prépondérance des caractères sur le
sujet : telles étaient les grandes nouveautés et les traits
dominants de ce système dramali(jue. A cette concep-
tion de la tragédie Racine avait été amené peu à peu
par l'exemple de Molière et les conseils de IJoileau,
surtout par l'étude directe des grands tragiques grecs.
11 considéra toujours Euripide et Sophocle comme les
vrais modèles. Depuis Ajidnnnaque jusqu'à Phèdre^ il
imita dans ses pièces la structure intime du drame
athénien. Il eût voulu en imiter aussi les formes d'art,
les chœurs accompagnés de musique, le spectacle, le
mélange de dialogue et de chant. Mais les conditions
matérielles du théâtre du xvn' siècle ne s'y prêtaient
guère. Tant qu'il travailla [)our la scène, Hacine dut
s'en tenir à son drame psychologique. L'occasion se
présenta plus tard, quand M""^ de Maintenon lui de-
manda des pièces pour Saint-Cyr: alors le génie du
poète se déploya plus librement, et son idée fixe prit
corps en deux chcfs-d'(Puvre harmonieux et complets
comme une tragédie d'Athènes,
CHAPITRE III.
LE THÉÂTRE.
VUE D ENSEMBLE. — LA VERITE HISTORIQUE DANS LE THEATRE
DE RACINE.
Nous venons de voir quelle idée Racine se faisait du
théâtre : voyons comment il a réalisé cette idée.
Ce qu'il se propose avant tout, c'est de peindre
l'homme dans ce qu'il a de permanent et d'universel,
l'homme animé de passions communes et placé dans
des situations ordinaires. Mais c'est là une abstrac-
tion, qu'il faut absolument revêtir de formes concrètes
pour la produire sur la scène. Au théâtre, les passions
s'incarnent dans des personnes vivantes, qui se meu-
vent, parlent, agissent, et qui par là, nécessairement,
appartiennent à un certain tenps et à un certain pays.
Dans le dessin de ses personnages, le poète doit tenir
compte des dispositions d'esprit de ses spectateurs, de
leurs habitudes, de leurs préjugés, dont lui-même d'ail-
leurs ne se peut entièrement dégager. Il ne suffit donc
pas que les personnages soient vrais d'une vérité
humaine, et vrais d'une vérité historique absolue : il
faut encore, pour les faire accepter au théâtre, que le
poète leur donne une sorte de vraisemblance scénique.
98 RACINE
C'est toujours à l'histoire, et presque toujours à l'his-
toire de l'antiquité, que Racine emprunte le cadre de
son drame psychoIogi(jue. C'était d'ailleurs, on le sait,
une tradition conslanle dans la li'agédie classique. L'o-
rii;ine de cette tradition est des plus simples : quand, à
la Renaissance, on se mit à imiter les poêles grecs et
romains, on leur emprunta naturellement leurs sujets,
ot riiabilude s'en conserva. Mais Racine en donne une
raison plus profonde. Pour peindre les passions les
plus communes, pour mieux dégager l'essentiel de l'ac-
cessoire, le poète ne peut se passer d'une sorte d'éloi-
gnement, comme à distance on dislingue mieux les
grands traits d'une époque ou d'un paysage. A défaut
de l'éloignemenl dans le temps. Racine veut l'éloigne-
ment dans l'espace. C'est ce qu'il explique très nette-
ment dans la préface de Bajazet :
« Les persoqnages tragiques doivent être regardés d'un
autre œil que nous ne regardons d'ordinaire les personnages
que nous avons vus de si près. On peut dire que le respect
que Ton a pour les héros augmente à mesure qu'ils s'éloi-
gnent de nous : major e louri'iiKjno revorenlia. L'cloignement
des pays répare en quelque sorte.' la trop grande proximité
des temps : car le peuple ne met guère de iliirt-rence entre ce
qui est, si j'ose ainsi parler, à mille ans de lui, et ce qui en
est à mille lieues. C'est ce qui lait, par exemple, que les
personnages turcs, quoique modernes qu'ils soient, ont de
la dignité sur notre théâtre : on les regaide de bonne
heure comme anciens. Ce sont des mœuis et des coutumes
toutes dilTérentes. Nous avons si peu de commerce avec
les princes, et les autres personnes qui vivent dans le sérail,
que nous les considérons, pour ainsi dire, comme des gens
qui vivent dans un autre siècle que le nôtre. »
D'ailleurs Racine ne prend à ces temps ou pays loin-
tains que ce qui pourrait être vrai également dans la
France du xvn® siècle, donc ce qu'il y a d'essentiel
dans la nature humaine. Le fond durable de l'âme se
reconnaît dans les Parisiens de Louis XIV comme
dans les Athéniens de Périclès. Racine en fait la
remarque dans la préface à' Ip/uyénie :
VUE d'ensemble de son THEATRE. 99
« J'ai reconnu avec plaisir, par l'efTet qu'a produit sur
notre théâtre tout ce que j'ai imité ou d'Homère ou d'Euri-
pide, que le bon sens et laraison étaient les mêmes dans tons les
siècles. Le goûtde Paris s'est trouvé conforme à celui d'Athènes;
mes spectateurs ont été émus des mêmes choses qui ont
mis autrefois en larmes le plus savant peuple de la Grèce. »
En fait de psychologie, on y voit plus clair à dis-
tance : voilà pourquoi le poète, qui veut peindre les
passions éternellement vraies, va en chercher les prin-
cipaux types dans l'antiquité classique et en Orient.
Racine a toujours eu grand souci de l'exactitude his-
torique. Il s'efforçait de suivre le conseil de Boileau :
Conservez à chacun son propre caractère.
Des siècles, des pays étudiez les mœurs:
Les climats font souvent les diverses humeurs.
{Art poétique, m, 112-114.)
Cette préoccupation apparaît chez Racine dès s^s pre-
mières tragédies, témoin la préface de son Alexancb^e :
« Il n'y a guère de tragédie où l'histoire soit plus fidèlement
suivie que dans celle-ci. Le sujet en est tiré de plusieurs
auteurs, mais surtout du huitième livre de Quinte-Curce.
C'est là qu'on peut voir tout ce qu'Alexandre fît lorsqu'il
entra dans les Indes, les ambassades qu'il envoya aux rois
de ce pays-là, les différentes réceptions qu'ils firent à ses
envoyés, l'alliance que Taxile fit avec lui, la fierté avec
laquelle Porus refusa les conditions qu'on lui présentait,
l'inimitié qui était entre Porus et Taxile, et enfin la victoire
qu'Alexandre remporta sur Porus, la réponse généreuse que
ce brave Indien Ht au vainqueur, qui lui demandait comment
il voulait qu'on le traitât, et la générosité avec laquelle
Alexandre lui rendit tous ses Etats, et en ajouta beaucoup
d'autres. »
A chacune de ses pièces Racine entreprend de prou-
ver qu'il a fidèlement suivi les auteurs anciens. Dans
les préfaces de Britannicus et de Mithridate, il passe en
revue tous les personnages pour en montrer la scru*
rîvwrsitàî'*^ ^VÉT
BIBLIOTHiCA
100 RACINE
puleuse exactitude. La préface de Bnjazrt est uu vrai
cours d'histoire turque; celle (VAthalie est un solide
chapitre sur les institutions ou muMirs juives et sur
la révolution qui amena ravénemenl de Joas. Cette
conscience de Racine s'affirme jusque dans les plus
petits détails. Par exemple, l'abbé de Villars avait
signalé celte exclamation Dieux ! dans la bouche de la
juive Bérénice. C'était une chicane; mais le poète en
fit son profit, et corrigea le passage.
Il ne saurait donc y avoir de doute sur l'intention de
Racine : toujours il a prétendu observer la vérité his-
torique, ou tout au moins la vraisemblance historique
non seulement dans l'étude de certains caractères qui
s'imposaient, comme Néron, Ai^rippine ou Milhridale,
mais encore dans lensemble du drame et dans le plus
mince détail. Racine .y a-t-il réussi? Et que faut-il
penser aujourd'hui de son exactitude ?
ÎN'aturellemenl il n'est point ici question de couleur
locale. Pour marquer le lieu et le temps, le poète se
contente d'indiquer rapidement, au courant du dia-
logue, quelques détails caractéristiques, connus de
tous les gens un peu instruits ; mais, en revanche, il se
garde avec soin de tout anachronisme. A celase réduit,
dans ce théâtre, la vérité matérielle.
Ce qui est en question ici, c'est la vraisemblance
historique des caractères et de l'action. Pour juger de
l'exactitude du poète, il faut bien préciser ce qu'on a
le droit d'attendre de lui. Dans tout drame historique,
il y a nécessairement une sorte de transposition. A
propos d'une époque ou d'un personnage, le premier
souci du poète dramatique doit /^tre de ne point cho-
quer l'idée que s'en font les gens instruits dn son
temps. L'exactitude au théâtre est chose toute relative.
Croit-on que Sophocle ait représenté 1rs héros de la
guerre de Troie tels qu'ils furent réellement ? Il l'aurait
pu, qu'il s'en serait bien gardé. Il s'est préoccupé seu-
lement de ce qu'i'U pensaient ses contemporains. Nous-
mêmes, malgré le progrès des études archéologiques,
LA VÉRITÉ HISTORIQUE DANS SON THÉÂTRE 101
nous ne pouvons connaître absolument, et dans tous
les détails, les anciens Grecs ; il est probable que dans
cinquante ans, après de nouvelles découvertes, on se
les figurera d'une façon un peu différente. C'est dire
que la vérité absolue est impossible au théâtre : la
réalité rétrospective est à peu près insaisissable, et la
notion qu'on en a varie d'une génération à l'autre.
Pour apprécierla valeur historique d'un drame, on doit
sellemanHer d'abord ce que les contemporains de l'au-
teur savaient ou pensaient du pays, du temps où se
passe l'action, et des personnages mis en scène : car le
poète, boh gré mal gré, a dû ménageries idées précon-
çues du public, même ses erreurs ou ses préjugés.
Racine lui-même en fait l'observation à propos du
personnage d'Andromaque :
« Andromaque ne connaît point d'autre mari qu'Hector, ni
d'autre fils qu'Astyanax. J'ai cru en cela me conformer à
ridée que nous avons maintenant de cette princesse. La
plupart de ceux qui ont entendu parler d'Andromaque ne
la connaissent guère que pour la veuve d'Hector et pour la
mère d'Astyanax. On ne croit point qu'elle doive aimer ni
un autre mari, ni un autre fils; et je doute que les larmes
d'Andromaque eussent fait sur l'esprit de mes spectateurs
l'impression qu'elles y ont faite, si elles avaient coulé pour
un autre fils que celui qu'elle avait (l'Hector. »
(2e préface .d'Ayidroinaque.)
Ce que Bacine nous dit là d'Andromaque, il aurait
pu le répéter à propos de toutes ses tragédies. Il
connaissait l'antiquité autant que personne ; mais
au théâtre il l'interprétait avec les idées et le tour
d'esprit de ses contemporains.
Au xvu' siècle, on ne voyait les anciens qu'à
travers le Plutarque d'Amyot. Or l'on ne doit pas
oublier que Plutarque est un sophiste du second
siècle de -l'empire romain : il vivait cinq cents ans
après Périclès, et était presque aussi étranger que
nous à l'esprit de la Grèce indépendante. Ce qu'il
102 RACINR
connaissait bien, c'était la société composite née des
con(}iitHos d'.Vlexatidre et de Home : et c'est d'après ce
monde-là qu'il jugeait tout le reste. Aussi la Grèce de
Plularque, sauf quelques détails empruntés à d'anciens
auteurs, n'est pas la vraie GrèrH, telle que nous l'en-
trevoyons aujourd'hui ; c'est la Grèce drapée par un
rhéteur à la mode de l'époque alexandrine et gréco-
romaine. Pour les gens du xvii* siècle, c'était là toute
l'antiquité.
En cela Racine partageait l'erreur de ses contem-
porains. Quoiqu'il eût étudié de près les grands au-
teurs athéniens, il les avait compris en lettré plutôt
qu'en historien. Il goûtait la beauté simple de Sophocle ;
mais sur la société hellénique il en était resté aux
idées courantes Aux temps de sa première jeunesse,
nous savons comment il avait appris l'histoire ancienne.
Elève à Port-Uoyal, il chargeait de notes les marges
de son Plutarque, et avec de singulières préoccupa-
tions : il comparait Coriolan k Condé ou le roi Anli-
gone à rîichelieu, et il découvrait dans ce vieux so-
phiste la doctrine de la Grâce suffisaiite. Plus tard,
pour ses tragédies, Racine a bien souvent puisé dans
les Vies parallèles. C'est là, par exemple, qu'il trouva
l'idée du personnage de Monime :
« J'ai choisi Monime entre les femmes que Milhridate a
aimées. 11 parait que c'est celle de toutes qui a été la plus
vertueuse, et qu'il a aimée le plus lendreinenl. Plittairptr^
scmblp avoir pris plfiisir à drcriro le mtilli>'iir ft 1rs smtiincnls
dp celte princesse. C'est lui fjiii m'a (louiu- l'idée de Monime ;el
c'est en partie sur la peinture qu'il en a faite (fue j'ai fondé
un caractère que je puis dire qui n'a point déplu. Le lecteur
trouvera bon que je rapporte ses paroles telles (prArnyol les
a traduites ; car elles ont une grâce dans le vieux style de ce
traducteur, que je ne crois point pouvoir égaler dans notre
langage moderne. »
(Préface de Milhridate.)
C'est aussi dans les Vies parallèles que l'auteur de
Phèdre a trouvé le récit des aventures de Thésée •
LA Vï^RITÉ HISTORIQUE DANS SON TnÉATRB 103
« Je rapporte ces autorités, parce que je me suis très scru-
puleusement attaché à suivre la fable. J'ai même suivi Vhis-
toire de Thésée, telle qu'elle est dans Plutarque.
« C'est dans cet historien que j'ai trouvé que ce qui avait
donné occasion de croire que Thésée fût descendu dans les
enfers pour enlever Proserpine, était un voyage que ce prince
avait fait en ^pire vers la source de FAchéron, chez un roi
dont Pirithoiis voulait enlever la femme, et qui arrêta Thésée
prisonnier, après avoir fait mourir Pirithoiis. Ainsi j"ai tâché
de conserver la vraisemblance de l'histoire, sans rien perdre
des ornements de la fable, qui fournit extrêmement à la
poésie. » (Préface de Phèdre.)
On pourrait multiplier les preuves. On verrait que
la plupart des personnages de Racine, s'ils ne viennent
pas directement du monde de Plutarque, Font du moins
traversé. Ils se meuvent dans cette civilisation compo-
site, qui n'est point une invention des gens du xvii^
siècle, mais à laquelle ils avaient le tort de ramener
toute Fhistoire ancienne. C'est une sorte d'antiquité
moyenne, un peu mêlée, oii se rencontrent la Grèce
Rome et l'Orient, oii même Bajazet, Esther et Athalie
ne sont pas trop dépaysés. C'est bien ie caractère de
la civilisation qui s'est étendue peu à peu à tous les
peuples riverains de la Méditerranée, de Syrie et de
Palestine en Espagne et en Gaule, depuis les conquêtes
d'Alexandre jusqu'aux derniers siècles de l'empire
romain.
Chaque poète humaniste a dans le passé une époque
de prédilection, à laquelle il ramène plus ou moins
tout le reste. Pour Corneille, c'est l'Espagne du moyen
âge. Pour Racine, c'est la société moitié grecque,
moitié orientale, de la période hellénistique. A Port-
Royal, son livre de prédilection, avec Plutarque, c'est
Jhéagène et Chariclée. Il admire très vivement les vieux
poètes de la' Grèce indépendante ; mais il sent que
quelque chose le sépare d'eux, et il n'ose presque rien
leur emprunter. Il imite Euripide : c'est que précisé-
ment, par la physionomie de son drame, par sa rhéto-
rique élégante, par l'importance qu'il donne à la femme
UU RACINE
et aux passions de l'amour, Eurij)i(lo annonce d^jà la
civilisation de l'âge suivant, llacine lirsitail en face de
Sophocle : il s'enhardissait avec Euripide, avec IMu-
tarque, Sén^qne et les Gréco-Romains, parce qu'il se
sentait plus près d'eux.
En effet, cette société hellénistique, telle que nous la
connaissons par les cours à demi-orientales des dynas-
ties macédoniennes ou par la Rome impériale, res-
semble par plus d'un traita la société française de la lin
du xvii" siècle ; c'est, de part et d'autre, même idée
du pouvoir royal, m«"^me jeu d'ambitions, même pré-
dominance de la femme, même galanterie, même
raffinement extérieur cachani mal des passions vio-
lentes. Dans ces ressemblances des deux civilisations
on trouve peut-être un des secrets de l'harmonie du
théâtre de Racine : ses personnages peuvent avoir des
façons de gens du xvn* siècle, sans en être moins de
vrais anciens à la mode de Plutarque.
On voit raainienant qu'on ne saurait, sans distinction
ou restriction, louer ou contester la vérité historique
du thé;\tre de Racine. Laissons de cAté pour le moment
ses tragédies religieuses : l'Orient biblique, comme
nous le verrons, y est admirablement compris, mais ce
sont là vraiment des œuvres à part. Tenons-nous-en à
l'antiquité profane. Racine a toujours voulu la peindre
exactement ; mais il y a réussi, suivant les cas, dans
des mesures très diflérentes. IIistori(juement, ses per-
sonnages nous semblent aujourd'hui vrais ou faux,
selon qu'ils appartiennent ou non à la seule période de
l'histoire ancienne que le xvn' siècle ait bien comprise,
à cette civilisation hellénistique qui d'Alexandrie jragna
Rome et tout le monde romain. Cette société-là, Racine
la comprenait à merveille ; mais, comme tous ses con-
temporains, il y transposait involontairement ce qui
était en dehors d'elle, surtout ce qui l'avait précédée.
Sauf quelques détails secondaires, c'est bien réellement
la Rome impériale qui revit dans Britannicus, ou
l'Orient hellénique dans Mithridatc. Mais pour com-
LES GBECS 105
prendre les pièces grecques de Racine, il faut commen-
cer par oublier les temps héroïques, même l'Athènes
de Périclès ; il faut, comme Racine ou Plutarque, nous
figurer Andromaque ou Iphigénie dans une maison
royale de l'Orient hellénisé, au milieu d'une cour bril-
lante et raffinée, digne d'un Séleucide ou d'un Ptolémée.
Il
LES GRECS.
Ainsi les Grecs de Racine arrivent d'Alexandrie ou
I d'Antioche. Dans Andromaque, Iphigénie ou Phèdre,
\une seule chose appartient aux temps héroïques : c'est
'le sujet, le cadre, les noms. Racine, pas plus qu'Euri-
pide, n'a peint des Achéens et des Phrygiens contem-
porains de la guerre de Troie. Les deux poètes ont
conservé seulement les traits principaux, traditionnels,
d'Achille, de Phèdre, d'Andromaque. De ces hommes et
de ces femmes Euripide a fait des Athéniens de son
temps. Racine, qui se représentait les héros légendaires
d'après Euripide corrigé par Sénèque et Plutarque, a
transporté les Achéens aux belles cnémides dans les
demeures princières des successeurs d'Alexandre. Donc,
les trois grandes pièces grecques de Racine, par la don-
née générale, nous reportent aux temps héroïques, et,
par les traits de civilisation, à l'époque hellénistique :
par l'analyse psychologique, ce sont des drames intimes
universellement vrais.
Une veuve qui, pour sauver son enfant, ne peut se
décider à trahir la mémoire de son mari : voilà tout le
sujet à' Andromaque .
Dans l'Iliade, dans deux pièces d'Euripide, dans
Virgile et Sénèque, Racine a trouvé presque tous les
éléments de sa tragédie. Mais ces éléments, il les a refon-
i*
106 RACINE
dus, combinés avec un art infini. Pour l'intrigue, il suit
surtout V Andromaque (rKiiri[)i(l(' ; mais il y fait plu-
sieurs changements fort heureux. Il suppose cju'ller-
mione est seulement fiancée, et non pas mariée, à
Pyrrhus ; il marque d«>s le début la passion emportée
d'Orosto, à peine indiijiiée dans Kuripide; il met en
scène Pyrrhus, qui ne paraissait point dans la pièce
grecque. Surtout il nous intéresse beaucoup plus aux
anxiétés d'Andromaque. Car elle a gardé, inviolable,
la foi conjugale: cet enfant, pour qui elle tremble,
n'est point né d'un second mariage, comme le Molossos
d'Euripide ; c'est Astyanax, le fils unique d'Hector.
Par ces simples changements Racine a renouvelé pres-
que entièrement le sujet : de la vieille fable il a tiré un
drame très neuf et débordant de passion.
Tout dans la pièce dépend d'Andromaque, du combat
qui se livre »'n elle entre la fidélité conjugale et l'amour
maternel. Les Grecs, par la voix de leur ambassadeur
Oreste, exigent la mort d'Aslyanax : le sort de l'enfant
est entre les mains du roi d'Epire. Andromaque, qui
n'aime point l'yrrhus et ne veut pas l'épouser, doit
éviter cependant de le pousser à bout. A-t-elle, en le
ménageant, l'air de céder? aussitôt Pyrrhus lai offre
sa main ; llermione, furieuse de cette trahison de son
fiancé, se retourne vers Oreste dont j'Ile cesse de
rudoyer l'amour, dans une vague pensée de vengeance.
Andromaque a-t-elle repoussé Pyrrhus? Alors c«'lui-ci,
de dépit, revient à llermione, qui oublie vite sa colère ; et
le désespoir reprend Oreste, délaissé de tous, sauf de
Pvlade. Comme toute l'action, le dénouement sort des
contradictions apparentes d'Andromaque. La pauvre
femme a cru trouver un moyen de sauver son fils sans
manquer au souvenir de son mari : elle épousera Pyr-
rhus, mais, aussitôt après la cérémonie nuptiale qui
doit assurer à l'enfant un protecteur, elle s'immolera
sur la tombe d'Hector. Cependant la jalousie d'Hermione
est là, qui guette; au temple même où si céli-bre le
mariage, elle frappe Pyrrhus par la main d'Oreste.
LES GRECS 107
Puis Hermione se tue^ Oreste devient fou; et parmi tant
de victimes de l'amour, Andromaque reste seule.
Pyrrhus est un vrai fils d'Achille, orgueilleux et
emporté. Il n'admet pas que les Grecs se mêlent des
affaires de son royaume, et il trouve de fières paroles
pour répondre à leur ambassadeur :
La Grèce en ma faveur est trop inquiétée :
De soins plus importants je Fai cru agitée,
Seigneur ; et, sur le nom de son ambassadeur,
J'avais dans ses projets conçu plus de grandeur.
Qui croirait en effet qu'une telle entreprise
Du fils d'Agamemnon méritât l'entremise;
Qu'un peuple tout entier, tant de fois triomphant,
N'eût daigné conspirer que la mort d'un enfant?...
Non, seigneur rquelesGrecscherchentquelqueautre proie:
Qu'ils poursuivent ailleurs ce qui reste de Troie :
De mes inimitiés le cours est achevé ;
L'Épire sauvera ce que Troie a sauvé.
C'est l'orgueil qui parle en ces beaux vers ; mais
c'est aussi l'amour. Pyrrhus aime Andromaque jus-
qu'à la plus folle imprudence : pour elle, qui ne l'aime
pas, il rompt ses engagements avec Hermione, il com-
promet sa gloire et celle de son père, il risque de
déchaîner contre son peuple une guerre terrible.
Mais il entend être payé de son dévouement. Il compte
que la reconnaissance de sa captive ira jusqu'à une
tendre sympathie dont il profilera pour l'enchaîner à
lui par le mariage. A cette condition seulement il con-
sent à sauver Astyanax. Aussi, quand il déclare son
amour à Andromaque, c'est avec une galanterie sîire
d'elle-même, et oii gronde la menace :
Songez-y bien : il faut désormais que mon cœur,
S'il naime avec transport, haïsse avec fureur.
Je n'épargnerai rien dans ma juste colère :
Le fils me répondra des mépris de la mère...
Madame, en l'embrassant, songez à le sauver.
Si Andromaque se dérobe, Pyrrhus tient dans les
f08 RACTNB
mains sa ven^reanco : il annonce (jn'il va livror
Aslyanax, épouser Ilermione. Mais il aime encore la
Troyenne ; car il est jaloux d'Hector:
Cent fois le nom d'Hector est sorti de sa bouche.
Vainement ii son lils j'assurais mon secours :
« C'est Hector, disait-elle en l'embrassant toujours :
« Voilà SOS yeux, sa bouche, et déjà son audace ;
« C'est lui-mcme, c'est toi, cher époux, que j'embrasse. »
Eh ! quelle est sa pensée ? attend-elle en ce jour
Que je lui laisse un fils pour nourrir son amour?
Qu'Andromaque semble se raviser, et Pyrrhus est
prêt à oublier tout : il l'aime assez pour l'épouser à
tout prix, ne l'aimàt-elle point. Sur un signe d'elle, il
se détourne d'IIermione. Tout h sa folle passion, sans
souci du danger, il court à l'autel où le guette la
mort.
Oreste traîne avec lui cette terrible prédestination
_qui toute sa vie l'a voué au malheur. Il arrive, envoyé
par les Grecs pour sommer le roi d'Epire de leur litrer
le fils d'Hector. Mais ce qu'il redoute le plus, c'est de
réussir dans son ambassade : car, en ce cas, Ilermione
est perdue pour lui. Oreste l'aime depuis son enfance if
autrefois même il a dû l'épouser; il a saisi avec em-
pressement l'occasion de la revoir, même fiancée à
Pyrrhus; il est venu, poussé par le vague espoir d'un
heureux contre-temps. Il sait qu'il n'est pas aimé; et
pourtant, il veut épouser Ilermione, (juand ils devraient
en souffrir tous deux :
C'est trop gémir tout seul. Je suis las qu'on me plaigne.
Je prétends qua mon tour l'inhumaine me craigne.
Et que ses yeux cruels, à pleurer condamnés,
Me rendent tous les noms que je leur ai donnés.
La vengeance d'Oreste serait de voir Hermione aussi
malheureuse que lui. Pour arriver à ses lins, il ne se
rebute d'aucun mépris, il ne s'effraie pas même du crime
LES GRECS 109
et consent à assassiner son rival. Mais jusqu'au boul
le destin s'acharne; pour prix de son forfait, Oreste
n'obtient que des injures et des reproches. Sa raison
s'égare ; jusque dans sa folie de désespoir, il est torturé
par d'effrayantes hallucinations :
Grâce aux dieux, mon malheur passe mon espérance I
Oui, je te loue, ô ciel, de ta persévérance !
Appliqué sans relâche au soin de me punir,
Au comble des douleurs tu m"as fait parvenir ;
Ta haine a pris plaisir à former ma misère ;
J'étais né pour servir d'exemple à ta colère,
Pour être du malheur un modèle accompli.
Eh bien ! je meurs content, et mon sort est rempli...
Mais quelle épaisse nuit tout à coup m'environne?
De quel côté sortir? D"où vient que je frissonne ?
Quelle horreur me saisit ! Grâce au ciel, j'entrevoi...
Dieux ! quels ruisseaux de sang coulent autour de moi !
.... Quoi! Pyrrhus, je te rencontre encore !
Trouve-ai-je partout un rival que j'abhorre ?
Percé de tant de coups, comment t'es-tu sauvé?
Tiens, tiens, voilà le coup que je tai réservé.
Mais que vois-je ! A mes yeux Hermione l'embrasse !
Hermione, elle aussi, ne vit que pour Tamour ; et
elle en meurt. Franche et loyale, elle est venue con-
fiante en la promesse de son fiancé :
Hélas ! pour mon malheur, je l'ai trop écouté.
Je n'ai point du silence affecté le mystère :
Je croyais sans péril pouvoir être sincère ;
Et, sans armer mes yeux d'un moment de rigueur,
Je n'ai pour lui parler consulté que mon cœur.
Et qui ne se serait comme moi déclarée
Sur la foi d'une amour si saintement jurée ?
Elle adore Pyrrhus et l'admire. Malgré l'évidence, elle
espère toujours le reconquérir :
Je crains de me connaître en l'état où je suis.
De tout ce que tu vois tâche de ne rien croire ;
Crois que je n'aime plus, vante-moi ma victoire;
110 RATINE
Crciis que dans son dépit mon cœur est ondurci ;
Ik'las ! el, s'il se peut, fais-le-moi croire aussi...
Fuyons... Mais si l'ingrat renliail dans son devoir ;
Si ia foi dans son cdMir retrouvait quolcjuc i>lace ;
S'il venait ù. mes pieds me dcnianilcr sa grâce ;
Si sous mes lois, Amour, lu pouvais l'engager ;
S'il voulait...
Elle est si heureuse du moindre témoignage d'amour
qu'aussitôt elle pardonne :
Pyrrhus revient à nous ! Eh bien ! chère Cléone,
Conçois-tu les transports de l'heureuse llermione?
Sais-tu quel est Pyrrhus? T'es-tu l'ait raconter
Le nombre des exploits... Mais qui les peut compter?
Intrépide, et partout suivi delà victoire.
Charmant, fidèle enhn : rien ne manque à sa gloire.
Rien n'existe pour elle que sa passion. Quand elle se
croit aimée, elle est toute à sa joie égoïste ; elle est dure
pour Andromaque, dure pour Oreste. Mais bientôt
1 illusion n'est plus possible ; llermione se voit trahie,
abandonnée. Aussitôt en son âme grandit une idée fi.\e :
elle se vengera. Elle fait venir Oreste. Pendant qu'il
lui débile ses longues protestations d'amour, elle ne
l'écoulé guère ; elle suit sa pensée, et répond d'un mot,
aigu et froid comme un coup d'épée :
Je veux savoir, seigneur, si vous m'aimez;
ou bien :
"Vengez-moi, je crois tout.
Pourtant elle ne peut admettre encore que c'en est
fait de ses rêves d'amour. Elle tente un effort suprême
pour ramener Pyrrhus. Elle l'enveloppe de ses paroles
cAlines ou menaçantes :
Je ne t'ai point aimé, cruel ! Qu'ai-je donc fait !
J'ai dédaigné pour toi les vœux de tous nos princes;
LES GRECS m
Je t'ai cherché moi-même au fond de tes provinces ;
J'y suis encor, malgré tes infidélités,
Et malgré tous mes Grecs honteux de mes bontés...
Je t'aimais inconstant ; qu'aurais-je fait fidèle ?
Et même en ce moment où ta bouche cruelle
Vient si tranquillement m'annoncer le trépas,
Ingrat, je doute encor si je ne faime pas...
Pour la dernière fois je vous parle peut-être.
Différez-le d'un jour, demain vous serez maître.
Vous ne répondez point ? Perfide, je le voi :
Tu comptes les moments que tu perds avec moi ! ...
Porte au pied des autels ce cœur qui m'abandonne ;
Va, cours ; mais crains encor d'y trouver Hermione.
Enfin le crime est accompli. Alors tout l'amour pour
Pyrrhus se change en fureur contre Oreste ;
Tais-toi, perfide,
Et n'impute qu'à toi ton lâche parricide.
Va faire chez tes Grecs admirer ta fureur,
Va: je la désavoue, et tu me fais horreur...
Mais parle : de son sort qui t'a rendu l'arbitre ?
Pourquoi l'assassiner ? Qu'a-t-il fait? A quel titre?
Qui te l'a dit ?
Hermione n'a plus qu'à se tuer près du cadavre de
Pyrrhus.
Avec les autres personnages du drame, vrais possé-
dés de l'amour, Andromaque forme un singulier
contraste. Simple et chaste dans sa tendresse, elle
n'existe que pour ses affections de famille. Le souvenir
d'Hector veillera sur elle jusqu'au dernier jour.
Désormais, sa seule raison d'être en ce monde, c'est
son fils :
Je passais jusqu'aux lieux où l'on garde mon fils.
Puisqu'une fois le jour vous souffrez que je voie
Le seul bien qui me reste et d'Hector et de Troie,
J'allais, seigneur, pleurer un moment avec lui :
Je ne l'ai point encore embrassé d'aujourd'hui !
Pour cet enfant, échappépar miracle à tant de ruines,
112 * RACINE
elle ne rôve pas la gloire, elle ne demande qu'une
rclraile obscure :
Seif^nour, tant do prandoiirs no nous lourhont plus guère ;
Jo les lui proniottais tant ([u'avccu son pôro.
Non, vousn'espcroz plus do nous rovoir i-ncor,
Sacrés murs, que n'a pu consorver mon lloctor !
A de moindres faveurs dos malheureux prétondont,
Seigneur ; c'est un exil que mes pleurs vous domandcnl.
Soutire/ que, loin des Grecs, et môme loin de vous,
J'aille cacher mon fds et pleurer mon époux.
iMais le destin poursuit la veuve et le fils d'Hector : la
vie d'Astyanax est menacée. Pour le sauver, Andro-
maque se résout au plus cruel des sacrifices; elle se
résigne à aller supplier Ilermione, sa rivale et son
ennemie :
Où fuyez-vous, madame ?
N'est-ce pas à vos yeux un spectacle assez doux
Que la veuve d'Hector plouranto à vos genoux ?...
Ma tlammo par Hector l'ut jadis allumée ;
Avec lui dans la tombe elh; s'est enlerméo.
Mais il me reste un fils. Vous saurez quelque jour.
Madame, pour un fdsjusqu'où va notre amour ;
Mais vous ne saurez pas, du moins je le souhaite,
En quel trouble mortel son intérêt nous jette.
Dans son dévouement à cet enfant tant chéri, Androma-
quH trouve la force de ne pas laisser voir toute sa haine
au fils du meurtrier d'IIector. Elle ménage Pyrrhus, on
repoussant son amour ; mAme elle risque, pour l'apai-
ser, d'innocentes et presque involontaires coquetteries :
Vos serments m'ont tantôt juré tant d'amilit^ !
Dieux ! ne pourrai-je au moins loucher votre pitié ?
Sans espoir de pardon mavez-vousc«mdafniiée ?...
Volts qui hravipz pour moi tnnt de périls divers !...
Pardonnez à l'éclat d'une illustre fortune
Ce reste de fiertr qui rrnivl d'i-lrr importune.
Vous ne l'ignorez pas : Andromaque, sans vous,
N'aurait jamais d'un maître embrassé les genoux.
LES GRECS 113
Au fond^ Andromaque estime Pyrrhus. Pour faire de
lui le protecteur de son fils, elle accepte de l'épouser,
sauf à lui échapper par la mort : donc elle croit à ses
promesses et compte sur sa générosité.
Seule dans la pièce, Andromaque n'est point le jouet
de la passion. Seule, elle échappe au malheur; elle
survit pour pleurer Hector et veiller sur son fils. La
terrible psychologie racinienne frappe tous les autres
acteurs du drame, que la fureur aveuglée de leur
amour pousse à l'imprudence, au désespoir, au crime,
à la folie.
De la légende à^lphigénie à Aidis, comme de la fable
d'Andromaque,Racine a retenu surtout l'idée essentielle,
si simple et si dramatique : un homme qui sacrifie sa
fille à son ambition.
Le poète indique nettement dans sa préface tout ce
qu'il doit aux anciens. 11 avait recueilli avec soin dans
Homère et Stésichore, Eschyle et Sophocle, Euripide,
Lucrèce, Ovide et Pausanias, toutes les traditions rela-
tives à Iphigénie. Mais ici encore c'est surtout Euripide
qu'il a suivi. Malgré l'analogie des situations et la res-
semblance de plusieurs scènes, Racine s'est souvent
écarté de son modèle. Il a supprimé beaucoup de dé-
tails familiers et charmants du texte grec, par exem-
ple dans la conversation d'Arcas et d'Agamemnon, ou
à l'arrivée du char qui amène Iphigénie et Clytemnestre.
On a raison de trouver un peu trop solennel l'Aga-
memnon de Racine. Mais sa Clytemnestre est peut-être
encore plus vivante que celle d'Euripide, et plus vraie,
parce qu'elle est moins réservée. Dans le jeune premier
si tendre, si empressé, si galant, on a quelque peine à
reconnaître l'Achille grec, qui n'a même jamais vu Iphi-
génie, et qui s'irrite seulement d'apprendre qu'on ait
abusé de son nom. Mais, quoi qu'on pense de cet Achille
amoureux, il faut avouer qu'il rend Iphigénie plus natu-
relle et plus touchante. Dans Euripide, elle se résigne
trop facilement à mourir, et cela pour hâter le départ
114 RACINE
des Grecs : ce qui semblebion héroïque de la part d'une
jeuue fille si timide. Dans Racine, elle accepte aussi la
mort, mais pour une raison Lieu plus humaine, quand
elle n'espèi e plus épouser Achille.
Puis, la pièce française fait intervenir deux nouveaux
personnages.
Au Ménélas d'Euripide, dont la démarche intéressée
ne laissait (>as de choquer un peu. Racine substitue
fort heureusement un autre chef. Ulysse a le droit de
parler au nom des Grecs. De plus, il est fort habile
homme. Usait toucher au bon endroit l'àme d'Apjamem-
non : tout en lui rappelant ses promesses et ses devoirs,
il s'entend à caresser son ambition. Au besoin, il parle
haut :
Songez-y. Vous devez votre fdle àla Grèce :
Vous nous l'avez promise.
Enfin Racine a presque créé le personnage d'Eriphilc,
dont le nom était à peine mentionné dans quelques
auteurs anciens. On se rappelle comment se termine
la pièce d'Euripide, par l'intervention d'Artémis qui
substitue une biche à la fille d'Agamemnon. Ce dénoue-
ment, toujours diflicile à accepter sur une scène fran-
çaise, était surtout inadmissible dans le système drama-
tique de Racine, où tout est la conclusion logique des
caractères. De \k Tulilitédu personnage d'Eriphile. Par
jalousie elle trahit Iphigénie et prévient les Grecs (ju'on
cherche à les jouer. Pour cette faute il est juste qu'elle
soit punie : on découvre qu'elle estla victime demandée
par l'oracle; c'est elle qui est sacrifiée, ou plutôt qui
se tue bravement près de Tautel. Malgré tout, ce per-
sonnage reste un peu épisodique et froid ; et ce n'est
point sans peine que Racine a pu le rattachera l'action.
Ce qui sauve le rôle, c'est la sincérité de la passion
d'Eriphile; elle aime follement Achille, et ne devient
méchante que par amour :
d'api es GruvcluL.
LES GRECS 117
Je le vis : son aspect n'avait rien de farouche ;
Je sentis le reproche expirer dans ma bouche ;
Je sentis contre moi mon cœur se déclarer ;
J'oubliai ma colère, et ne sus que pleurer ;
Je me laissai conduire à cet aimable guide.
Je l'aimais à Lesbos, et je l'aime en Aulide.
L'infériorité relative de quelques rôles n'empêche
point que Racine n'ait égalé Euripide, par des mérites
très différents. Dans la pièce française, plus encore que
dans la pièce grecque, le ressort principal de l'intrigue
est dans les hésitations d'Agamemnon. Au moment oîi
commence l'action, il attend Iphigénie, qu'il a fait venir
sous prétexte de célébrer son mariage avec Achille. Mais
il s'est ravisé, et il charge Arcas d'arrêter en route
Glytemnestre et sa fille. Arcas ne réussit point à rencon-
trer les deux princesses, qui bientôt arrivent au camp.
Dès lors une lutte douloureuse torture l'esprit d'Aga-
memnon : il ne peut se décider à choisir franchement
entre la vie de sa fille et l'intérêt de son ambition.
Ulysse insiste, au nom des Grecs, pour que les dieux \
reçoivent leur victime. Jusqu'ici, du moins, Clytem- •'
nestre et Iphigénie ignoraient encore la vérité. Mais
soudain éclate ce mot d' Arcas :
11 l'attend à l'autel pour la sacrifier.
C'est un terrible coup de théâtre, qui déchaîne la colère
de Glytemnestre et d'Achille. Agamemnon espère se
tirer d'embarras en faisant fuir sa fille. Mais Eriphile
avertit les Grecs : en même temps, il est vrai, elle
éclaircit pour son malheur le mystère de sa destinée,
et meurt victime de ses machinations.
Par ses irrésolutions mêmes, Agamemnon semble un
peu froid à la scène. Pendant tout le drame, il se débat
entre l'ambition et l'amour paternel, sans réussir à
prendre un parti. Il s'anime pourtant et se redresse
dans la grande querelle avec Achille :
118 KACINE
Fuyez donc : retournez dans voire Tlicssalif.
Moi-m^ine je vous rends le serment *|ui vous lie.
Assez d'autres viendront, à niesoi-dres soumis,
Se couvrir des lauriers qui vous furent promis,
Et, par d'heureux exploits forçant la deslinée.
Trouveront d'Ilion la fatale journée.
J'entrevois vos mépris, eljug(>, à vos discours,
Combien j'achèterais vos superbes secours...
Un bienfait reproché tint toujours lieu d'olTensc:
Je veux moins de valeur, et plus d'obéissance.
Fuyez. Je ne crains point votre impuissant courroux ;
Et je romps tous les n(L'uds qui m'attachent à vous.
Racine a bien rendu les traits dominants de l'Achille
traditionnel. C'est le héros qui sacrifie tout à son rôve
de gloire :
Je puis choisir, dit-on, ou beaucoup d'ans sans gloire,
Ou peu de jours suivis d'une longue mémoire.
Mais, puisqu'il faut endn que j'arrive au tombeau,
Voudrais-je, de la terre inutile fardeau.
Trop avare d'un sang reçu d'une déesse,
Attendre chez mon père une obscure vieillesse,
Et, toujours de la gloire évitant le sentier,
Ne laisser aucun nom, et mourir tout entier ?
Achille est violent, emporté. Il se contient malai-
sément au début de son explication avec Agaraemnon :
Un bruit assez étrange est venu jusqu'à moi,
Seigneur ; je lai juge trop peu digne de foi.
On dit, et sans horreur je ne puis h; redire,
Qu'aujourd hui par votre ordre Iphigénie expire ;
Que vous-même, étoulfant tout sentiment humain,
Vousl'allezà Calchas livrer de votre main.
On dit que, sous mon nom à l'autel appelée,
Je ne l'y conduisais que pour être immolée ;
Et que, d'un faux hymen nous abusant tous deux,
Vous vouliez me charger d'un emploi si honteux.
Quen dites-vous, seigneur /Que faut-il que je pense ?
Ne ferez-vous pas taire un bruit qui vous olfense ?
Il repousse avec un dédain superbe les mauvaises
raisons d'Agamemnon :
LES GRECS 119
Et que m'a fait à moi cette Troie où je cours ?...
Je n'y vais que pour vous, barbare que vous êtes,
Pour vous, à qui des Grecs moi seul je ne dois rien.
Tous ces traits du caractère d'Achille sont si bien saisis
qu'on s'étonne ensuite de le trouver si galant avec
Iphigénie.
Dans tout le rôle de Clytemnestre, il n'y a qu'à louer
et admirer. Jamais on n'a mieux montré ce que devient
l'amour maternel dans une âme violente et impérieuse.
Clytemnestre ne reculerait devant rien pour sauver sa
fille. Elle ira même, l'orgueilleuse reine, jusqu'à s'hu-
milier devant Achille :
Une mère à vos pieds peut tomber sans rougir.
Quand elle voit le sacrifice décidé et Agamemnon in-
flexible, sa tendresse, ses droits de mère méconnus, le
ressentiment de l'injure éclatent en cette magnifique
apostrophe, vibrante de colère longtemps contenue, de
désespoir, d'ironie, de menace :
... Cette soif de régner, que rien ne peut éteindre,
L'orgueil de voir vingt rois vous servir et vous craindre.
Tous les droits de l'empire en vos mains confiés,
Cruel ! c'est à ces dieux que vous sacrifiez ;
Et, loin de repousser le coup qu'on vous prépare.
Vous voulez vous en faire un mérite barbare :
Trop jaloux d'un pouivoir qu'on peut vous envier.
De votre propre sang vous courez le payer,
Et voulez par ce prix épouvanter l'audace
De quiconque vous peut disputer votre place...
Et moi, qui l'amenai triomphante, adorée.
Je m'en retournerai seule et désespérée !
Je verrai les chemins encor tout parfumés
Des fleurs dont sous ses pas on les avait semés
Non, je ne l'aurai point amenée au supplice.
Ou vous ferez aux Grecs un double sacrifice.
Ni crainte ni respect ne m'en peut détacher :
De mes bras tout sanglants il faudra l'arracher.
120 RACINE
Aussi barbare époux qu iinpiloyablo père,
Venez, si vous l'osez, la ravir ii sa mère.
Et vous, rcnlrez, nialille, et du moins à mes lois
Obéissez eucor pour la dernière fois.
On pressent dans ces vers la femme qui ne pardonnera
jamais à son mari, et qui un jour, en le frappant, croira
venger le crime d'Aulis.
Iphigénie est une des plus charmantes jeunes filles de
Racine. Elle est arrivée coufianic en la joie des fian-
çailles, et rêvant d'Achille :
Pour moi, depuis deux jours qu'approchant de ces lieux,
Leur aspect souhaité se découvre à nos yeux,
Jo l'attendais partout ;et, d'un regard timide,
Sans cesse parcourant les chemins de TAulide,
Mon cœur pour le chercher volait loin devant moi,
Et je demande Achille à tout ce que je voi.
Mais elle aime son père, et au besoin le défend contre
son liancé :
C'est mon père, seigneur, je vous le dis encore.
Mais un père que j'aime, un père que j'adore,
Qui me chérit lui-même, et dont, jusqu'à ce jour.
Je n'ai jaujais reçu que des marques d'amour...
Crii\ez qu'il faut aimer autant que je vous aime
pour avilir pu souM'rir tous les noms odieux
Dont votre amour le vient d'outrager à mes yeux.
Quand elle voit son mariage rompu, elle se résigne à
mourir, elle qui naguère souriait à la vie :
Mon père.
Cessez de vous troubler, vous n'êtes point trahi :
Quand vous commanderez, vous serez obéi.
Ma vie est votre bien ; vous voulez le reprendre :
Vosordres sans détour pouvaient se faire entendre.
D'un œil aussi content, d'un cœur aussi soumis
Que j'acceptais l'époux que vous m'aviez promis,
Je saurai, s'il le faut, victime obéissante,
LES GRECS 121
Tendre au fer de Calchas une tête innocente ;
Et, respectant le coup par vous-même ordonné,
Vous rendre tout le sang que vous m'avez donné.
Dès lors, elle se sacrifie sans arrière-pensée, et pardonne
à son père, et dans sapiété filiale trouve des mots d'une
exquise délicatesse :
Surtout, si vous m'aimez, par cet amour de mère.
Ne reprochez jamais mon trépas à mon père.
ïphigénie et Clytemnestre, les belles parties des rôles
d'Achille et d'Ulysse, les admirables scènes du qua-
trième acte : voilà de quoi placer Vlphigénie française
à côté du chef-d'œuvre d'Euripide.
Parmi les pièces grecques de Racine, la merveille,
c'est encore Phèdre. Rien de plus simple dans sa donnée,
rien de plus profondément humain et de plus puissant
que ce drame de famille : une honnête femme amou-
reuse de son beau-fils.
.Euripide et Sénèque avaient traité ce sujet. Racine
a suivi surtout Euripide, mais avec d'heureux emprunts
à Sénèque. Il a fort habilement corrigé ses deux modè-
les l'un par l'autre; parfois même il s'est écarté de tous
deux.
Dans la tragédie d'Euripide, le personnage principal
est Hippolyte. C'est un bel éphèbe, farouche et solitaire,
toujours au fond des forêts, fervent adorateur d'Artémis
et de la chasse. Il dédaigne tout le reste, surtout l'amour.
C'est justement l'amour qui le perd : car Aphrodite a
juré de punir l'insolent. Ces magnificences de la pièce
grecque, ce duel grandiose des deux déesses qui sym-
bolisent l'amour et la virginité, ces joies graves, ces
chœurs de jeunes gens intrépides et chastes, celte
nature sauvage qui enveloppe le drame, tout cela dispa-
raît dans la pièce française. C'est que tout ici est sacri-
fié au rôle de Phèdre. Mais, à ce caractère d'honnête
KÀOIKB. (
l22 RACINE
femme vaincue par la passion et torturée de remords,
Uacine donne un étonnant relief. H s'inspire de Si'nô-
quo, (]uand il amène Phèdre a avouer elle-mènu' son
amour, puis à s'accuser publiquement et à proclamer
l'innocence d'IIippolyte. Sur d'autres points encore,
Uacine modifie la donnée d'Kiiriitidc, pour aui;menler
la vraisemblance de l'action : il imayine la nouvelle de
la mort de Thésée, qui excuse en partie la conduite de
IMil'dre ; |)ar un délicat sentiment des bienséances dra-
mali(jues, il éparjj;ne à la mallieureuse femme une vile-
nie et fait accuser llippolyte par G£none ; enfin il inlro-
duil dans l'action un nouveau personnaj^e, Aricie, dont
iai^ràcc adoucit et affadit le farouche llippolyte. mais
dont la rivalité sert du moins à éveiller chez IMièdre la
passion jalouse. Bons ou contestables en eux-mêmes,
tous les changements que Racine apporte à la fable
grecque concourent à l'effet d'ensemble et marquent
bien la pensée du poète : concentrer sur Phèdre tout
rinlérêt. Et de fait, on ne voit qu'elle dans le drameJ
Dès les premières scènes on la connaît, avant même
qu'elle n'ait paru :
Elle meurt dans mes l)ras d'un mal quelle me cache,
l'n désordre éternel rè^ne dans son esprit ;
Son chaj^rin inijuiel l'arraclie de son lit;
Kllc veut voir le jour ; et sa douleur itrolonde
Mordonne toutefois d'écarter tout le monde.
La voici, alTaissée sous la passion terrible qui emporte
sa raison, et qui la torture, et qui la tuera. C'est une
admirable scène, imitée d'Euripide , plus admirable
encore dans Uacine. Phèdre traîne avec peine sou corps
fiévreux:
N'allons point plus avant, demeurons, chère Œnone.
Je ne me soutiens plus ; ma force m'abamlonne;
Mes yeux sont éblouis du jour que je revoi ;
Kl mes genoux tremblants se dérobent sous moi...
Que ces vains ornements, que ces voiles me pèsent !
LES GRECS
Quelle importune main, en formant tous ces nœuds,
A pris soin sur mon front d'assembler mes cheveux ?
Tout m'afflige, et me nuit, et conspire à me nuire.
Elle a voulu revoir la lumière ; elle iavoque le Soleil
auteur de sa race :
Noble et brillant auteur d'une triste famille,
Toi, dont ma mère osait se vanter d'être fille,
Qui peut-être rougis du trouble où tu me vois,
Soleil, je te viens voir pour la dernière fois !
Puis ses idées se brouillent, s'échappent au hasard, en
paroles incohérentes :
Dieux ! que" ne suis-je assise à l'ombre des forêts !
Quand pourrai-je, au travers d'une noble poussière-
Suivre de l'œil un char fuyant dans la carrière ?
Maintenant elle rougit de cette faiblesse où s'égare son
esprit :
Insensée I où suis-je? et qu'ai-je dit?
Où laissé-je égarer mes vœux et mon esprit?
Elle s'arrête brisée. Sa vieille nourrice la presse de
questions. Phèdre, à se défendre, use vite ce qui lui
reste de forces. Enfin elle se laisse arracher son secret,
cette implacable Vénus contre qui elle se débat en vain,
cette fatalité qui la poursuit comme toute sa famille.
Dès qu'Œnone a prononcé le nom d'Hippolyte, les
souvenirs se pressent sur les lèvres de Phèdre. Au dia-
logue entrecoupé succède un magnifique récit :
Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue;
Un trouble s'éleva dans mon âme éperdue ;
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler;
Je sentis tout mon corps et transir et brûler;
Je reconnus Vénus et ses feux redoutables...
]-Jl RACINE
De viclimos inoi-inrmo à toiilf hiMiic nilum-t'e,
Je chercliais dans leurs lianes ma raison i'f;ar»ie...
J'adorais lli|>|>olytt' ; et, le voyant sans cesse.
Même au pied des autels que je taisais fumer,
JollVais tout i\ ce ilieu que je nOsais nommer...
Ce n'est plus une anleur dans mes veines caciiée;
C'est Vénus tout entière ii sa proie attachée.
Elle n'a pu retenir l'aveu fatal. Maintenant elle n'a plus
qu'à mourir.
H faudra vivre pourtant, à cause de son fils. On
annonce soudain la mort de Thésée. Un devoir s'impose
à Phèdre : assurer à son enfant l'héritage paternel.
Hippolyte seul est en situation de lui venir en aide.
Phèdre se résout donc à lui aller demander sa protec-
tion. Mais elle se trouble à la vue du jeune homme :
J'oublie, en le voyant, ce que je viens lui dire
Elle essaie vainement de remplir sa mission. Kilo ne
peut se ressaisir, et son secret lui échappe en une
minute d'égarement :
On ne voit point deux fois le rivage des morts,
Seigneur : puisque Thésée a vu les sombres bf)rds,
En vain v' moi s'est glissé dans mon cœur...
Enfin, tous tes ctnseils ne sont plus de saison:
Sers ma fureur, OEnone, et non point maraison...
Nouveau coup de théâtre : Thésée n'est pas mort ; il
approche, dans quelques instants il sera là. Meurtrie
de remords et désespérée, Phèdre veut mourir pour
éviter la honte qu'elle éprouverait en face de son mari.
Mais Œnone est là, qui veille. Pour sauver l'honneur
et la vie de sa maîtresse, la nourrice n'hésite point, elle
ofTre de rejeter tout le crime sur Hippolyte. Phèdre
i refuse avec horreur. Cependant, à la vue de Thésée qui
s'avance avec Hippolyte, elle se croit dénoncée ; et,
hors d'elle-même, à Œnone :
Fais ce que tu voudras, je m'abandonne à toi.
Dans le trouble oti je suis, je ne puis rien pour moi.
C'en «st fait. Œnone accuse effrontément Hippolyte, et
Thésée maudit son fils. Déjà Phèdre, succombant sous
le remords, veut révéler la vérité ; mais, à ce moment,
.elle apprend l'amour d'Hippolyte pour Aricie :
Hippolyte est sensible, et ne sent rien pour moi l
120 RACINE
Jalouse alors, Phùdre retient son aveu ; un désir de
vengeance égare de nouveau sa raison :
Que fais-je ? Où ma raison se va-t-elle égarer?
Moi jalouso ! et Thésée est celui f|uo j'implore 1
Mou époux osi vivant, ol moi je brûle encore !
Pour (jui ? (Juel est le co'ur où prétendent mes vœux ?
CIkkiuc mol sur mon front l'ait dresser mes cheveux.
Mes crimes désormais ont comblé la mesure :
Je respire à la l'ois l'inceste et l'imposture ;
Mes homicides mains, promptes à me venger,
Dans le sang innocent brûlent de se plonger.
Misérable ! et je vis !
Peu à peu le remords revient plus fort et plus net en
i'àme de Phèdre. Sa conscience se révolte contre
Œnone:
Ainsi donc jusqu'au bout tu veux m'empoisonner,
Malheureuse ! voilà comme tu m'as perdue.
Mais il est trop tard. Déjà les dieux ont exaucé l'impru-
dente malédiction de Thésée ; et Théraméne vient
d'achever le récit de la mort d'Ilippolyte, quand parait
Phèdre mourante. Elle s'est empoisonnée ; avant d'ex-
pirer, elle vient confesser son crime :
Les moments me sont chers ; écoutez-moi, Thésée :
C'est moi qui sur ce fils chaste et respectueux
Osai jeter un o'il profane, incestueux.
Le ciel mit dans mon sein une flamme funeste :
La détestable Ol^none a conduit tout le reste...
Déjà je ne vois plus qu'à travers un nuage
Et le ciel et l'époux que ma présence outrage ;
Et la mort, à mes yeux dérobant la clarté.
Rend au jour qu'ils souillaient toute sa pureté.
' A côté de ce prodigieux rAle de Phèdre, les autres
personnages de la tragédie semblent bien pâles et passent
comme inaperçus à la représentation. Thésée est déci-
dément trop crédule ; Théraméne, trop verbeux ; Aricie,
LES EOMAINS 127
un peu monotone. A force de dévouement, Œnone serait
touchante, si elle ne poussait l'elTronterie jusqu'à une
sorte d'inconscience. Hippolyte, à l'occasion, exprime
bien son amour. Mais il est galant et tendre à l'excès ;
malgré soi, on se prend à regretter l'IIippolyte d'Euri-
pide, ce beau garçon mélancolique et dévot qui sort des
taillis pour offrir à Artémis la dépouille des bêtes tuées
à la chasse.jfEn réalité, dans la tragédie de Racine
Phèdre seule nous arrête ; seule, elle est bien vivante;
mais, à elle seule, elle anime si bien le drame qu'il n'en
est point de plus passionné ni de plus émouvant.
m
LES ROMAINS,
Racine peint à merveille les Romains de l'empire, plus
qu'à demi conquis par les idées et les modes de la Grèce,
plies déjà sous Tibère et Caligula au joug d'un despo-
tisme tout oriental, pourtant avec un reste de fierté
nationale et d'instinct politique. On n'est point dépaysé
quand de Tacite ou de Suétone on passe à Brilcamicus,
même à Bérénice. Mais dans ces cadres fournis par la
Rome impériale, ce que Racine étudie, ce sont encore
des drames de la vie commune.
Le sujet de Britannicus^ c'est le premier crime de
Néron, ce premier crime qui l'affranchit de la tutelle
d'Agrippine.
Pour cette tragédie, Racine reconnaît hautement tout
ce qu'il doit à Tacite :
:( A la vérité, j'avais travaillésur des modèles qui m'avaieni
extrêmement soutenu dans la peinture que je voulais faire
de la cour d'Agrippine et de Néron. J'avais copié mes per-
sonnages d'après le plus grand peintre de l'antiquité, je
veux dire d'après Tacite, et j'étais alors si rempli de la lec-
128 RACINE
ture i\o «H'I (^xt rllt'iil historien, (|iiil n'y a prescpip pas un
trait éclaliinldans inalrageclic dont il ne nraitdouné l'idée. »
(Préface de liritannicus.)
Sur plusieurs points cependant le dram? s'écarle des
données de Tacite, lîacine vieillit un peu liritannicus.
Il crée en grande partie les personnages de Junie, de
Burrhus et de Narcisse, h. peine miMilionru's ou rapide-
ment esquissés dans les Aminles. Il atténue les vices
d'Agrippine et laisse ses crimes dans l'ombre. Surtout
il renouvelle la physionomie de Néron, par un trait de
génie. Au théâtre, le Néron de Tacite eût paru froid :
trop vertueux dans ses premières années, trop fran-
chement scélérat plus tard, un héros d'idylle ou de
mélodrame. Le poète nous explique lui-m^me ce que,
de son Néron, il n'a point voulu faire, et ce qu'il a fait :
« Il y en a qui ont pris même le parti de Néron contre moi :
ils ont dit que je le faisais trop cruel. Pour ni<»i, je croyais
que le nom seul de Néron faisait entendre quelcjue chose de
plus que cruel...
«D'autres ont dit, au contraire, que je l'avais fait trop bon.
J'avoue que je ne m'étais pas formé l'idée d'un bon homini;
en la personne de Néron : je l'ai toujours regardé comme
un monstre. Mais c'est ici un monstre naissant. >
(Préface de Britannicus.)
Un monstre naissant, voilà bien le Néron de Racine.
Indécis ou hypocrite jusque-là, il s'enhardit peu à peu
à se déclarer: il lutte pour oser enfin être lui-même. 11
n'est pas le Néron de Tacite, mais il l'annonce.
De ce caractère principal, suivant le système de
Racine, sort toute l'action. Néron est impatient de
rompre sa chaîne. Pour éprouver son autorité, il fait
enlever Junie, la fiancée de Britannicus et la protégée
d'Agrippine. Il voit sa victime et en devient amoureux.
Lassé dès longtemps par les prétentions de sa mère,
peut-être eût-il hésité encore : la jalousie précipite la
LES ROMAINES 129
crise, une lutte suprême s'engage en cette âme, le mal
l'emporte, et Britannicus tombe empoisonné.
Ainsi tous les incidents naissent, dans l'esprit de
Néron, de cette idée toujours grandissante : régner
seul, repousser toute contrainte, montrer qu'il est le
maître. Ce qui l'affole d'abord et l'achemine vers le
crime, c'est l'ambition obstinée d'Agrippine, qui s'irrite
de ne plus trouver dans l'empereur un fils obéissant.
Une querelle domestique et une intrigue de palais,
voilà donc le point de départ de ce drame psychologique^
qui est en même temps une peinture digne de Tacite,
une étonnante évocation de la Rome des Césars.
Agrippine, sous Claude et pendant la minorité de
Néron, a longtemps exercé le pouvoir souverain, que
maintenant elle sent lui échapper et qu'elle retient
désespérément. Au fond, quand elle s'efforçait d'assu-
rer l'empire à son fils, c'est pour elle surtout qu'elle
pensait travailler :
Ah ! que de la patrie il soit, s'il veut, le père :
Mais qu'il songe un peu plus qu' Agrippine est sa mère.
Elle ne supposait pas qu'un jour les ministres de
Néron prétendraient la tenir à l'écart. Voyez comme
elle traite Burrhus :
Prétendez-vous longtemps me cacher l'empereur?
Ne le verrai-je plus qu'à litre d'importune?
Ai-je donc élevé si haut votre fortune
Pour mettre une barrière entre mon fils et moi ?
Ne l'osez^-vous laisser un moment sur sa foi?
Entre Sénèque et vous dispulez-vous la gloire
A qui m'effacera plus tôt de sa mémoire?
Vous l"ai-je confié pour en faire un ingrat,
Pour être, sous son nom, les maîtres de l'État ?
Par dépit, Agrippine fait une opposition boudeuse.
Elle accueille tous les mécontents, ceux-là même dont
elle a causé le malheur. Elle se rapproche des parli-
6*
130 RACIN'K
sans fie Hrilannicus. Elle ne va pas d'abord au di'hi
de vagues menaces :
Il le peut. Toutefois j'ose encore lui dire
Ou il doit avant ce coup afTormir son empire ;
Kt qu'en me réduisant ;i la nécessité
D'éprouver contre lui ma l'aiMe autorité.
Il expose la sienne; et (jue dans la halancn
Mon nom peut-être aura plus de poids (ju'il ne pense.
Mais bientôt, emportée par la colère, Agrippine com-
met imprudence sur imprudence. Sans avoir rien
pn^paré, sans songer au fond à une lutte ouverte, elle
parle de renverser Néron, de présenter Brilannicus
à l'arnvée :
On verra d'un côté le fds d'un empereur
Redemandant la foi jurée à sa famille,
Et de Gernianicus on entendra la lille ;
De l'autre, l'on verra le fils d'.Knoharhus,
Appuyé de Sénèque et du tribun l{urilius,
Qui, tous deux de l'exil rappelés par moi-même,
Partagent à mes yeux l'autorité suprême.
De nos crimes communs je veux (ju'on s(»il instruit ;
On saura les chemins par où je l'ai conduit.
Pour rendre sa puissance et la vôtre odieuses.
J'avouerai les rumeurs les plus injurieuses ;
Je confesserai tout, exils, assassinats,
Poison même...
Agrippine oublie vite ces attitudes de conspiratrice,
dès qu'elle croit pouvoir reconquérir son autorité sur
Néron. Il faut la voir à l'œuvre dans la grande scène
du (juatrième acte. Elle a sollicité de l'empereur un
entretien particulier; mais c'est elle qui a l'air de
donner audience :
Approchez-vous, Néron, et prenez, votre place.
r)n veut sur vos soupçons que je vous satisfasse.
J ignore de quel crime on a pu me noircir:
De tous ceux que j'ai faits je vais vous éclaircir.
d'après Gravelot.
liRITANiNIGLS.
LES ROMAINS 133
Alors, complaisamment, elle rappelle à son fils tout
ce qu'elle a fait pour lui. Et de tant d'intrigues, de
tant de crimes peut-être, qui ont ouvert à Néron le
chemin de l'empire, voici comme on la récompense:
Du fruit de tant de soins à peine jouissant
En avez-vous six mois paru reconnaissant,
Que, lassé d'un respect qui vous gênait peut-être,
Vous avez affecté de ne me plus connaître...
Et lorsque vos mépris excitant mes murmures.
Je vous ai demandé raison de tant d'injures ,
(Seul recours d'un ingrat qui se voit confondu).
Par de nouveaux affronts vous m'avez répondu...
Vous attentez enfin jusqu'à ma liberté :
Burrhus ose sur moi porter ses mains hardies.
Et lorsque, convaincu de tant de perfidies.
Vous deviez ne me voir que pour les expier,
C'est vous qui m'ordonnez de me justifier.
Tous ces reproches glissent sur Tesprit distrait ou
énervé de Néron. Agrippine alors essaie d'une autre
tactique. Elle cherche à l'attendrir, en faisant parade
(le son amour maternel :
Je n"ai qu'un fils. 0 ciel ! qui m'entends aujourd'hui,
T'ai-je fait quelques vœux qui ne fussent pour lui?
Remords, crainte, périls, rien ne m'a retenue ;
J'ai vaincu ses mépris ; j'ai détourné ma vue
Des malheurs qui dès lors me furent annoncés ;
J'ai fait ce que j'ai pu : vous régnez, c'est assez.
Avec ma liberté, que vous m'avez ravie,
Si vous le souhaitez, prenez encor ma vie,
Pourvu que par ma mort tout le peuple irrité
Ne vous ravisse pas ce qui m'a tant coûté.
Néron parait céder :
Hé bien donc, prononcez. Que voulez-vous qu'on fasse?
A ce mot Agrippine se redresse. Elle se voit mai-
tresse de la situation et laisse éclater son ambition
hautaine
134 RACINE
De mes accusalcurs qu'on punisse raudace ;
Que de Hritaiinicus ou caliin' lo cotii ri)iix ;
QueJunie à sou clioix puisse prendre un t'poux ;
Qu'ils soient lihres tous deux, cl (juc l'alias demeure.
Que vous me pernietlie/. de vous voira toute heure ;
[Apcrcctimit /fiii-rhvs doits le fond du thrdlrc.)
Que ce même Burrluis, qui nous vient écouter,
A votre porte eulin n'ose plus m'arrèler.
Elle se croit sûre maintenant, de retrouver en Tem-
pereur l'enfant docile d'autrefois. Au sortir de l'au-
dience, elle entonne un chant de triomphe :
Il sullit, j'ai pnrlr, tout n rhangi^ de face...
Rome encore une fois va connaître Agrippine;
Déjà de ma faveur on adore le bruit.
Mais c'était se relever pour tomber de plus haut. On
annonce la mort de Brilannicus. A cette nouvelle,
Agiip[»ine s'abandonne, comme an<^antie. C'en est
donc fait: Néron lui échappe, et le pouvoir; bientôt
sa vie même sera menacée:
Poursuis, Néron : avec de tels ministres
Par des faits glorieux tu te vas signaler;
Poursuis. Tu n'as pas fait ce pas jiour reculer:
Ta main a commencé par le sang de Ion frère;
Je prévois que tes coups viendront juscju'à ta mère.
Dans le fond de ton co?ur je sais ({ue lu me hais ;
Tu voudras t'atVianchir du joug de mes t)ienfails.
Dans cetlH lutte d'ambition, Af^rippine a pour alliés
SCS victimes d'autrefois, IJrilannicus et Junie.
Britannicus joue un rôle un peu effacé. 11 grandit
pourtant dans la scène où il défie Néron. D'ailleurs il
est touchant dans la sincérité de son amour pour
Junie, dans la (confiance naïve qu'il accorde au traître
Narcisse :
LES ROMAINS 135
Quoi qu'il en soit, Narcisse, on me vend tous les jours :
Il prévoit mes desseins, il entend mes discours;
Comme toi, dans mon cœur il sait ce qui se passe.
Que t'en semble, Narcisse ?
Junie aime Britannicus par pitié :
Britannicus est seul. Quelque ennui qui le presse,
Il ne voit dans son sort que moi qui s'intéresse.
Et n'a pour tout plaisir, seigneur, que quelques pleurs
Qui lui font quelquefois oublier ses malheurs.
C'est un amour mélancolique , qui toujours se croit
guetté par le malheur :
Et que sais-je? Il y va, seigneur, de votre vie :
Tout m'est suspect: je crains que tout ne soit séduit;
Je crains Néron ; je crains le malheur qui me suit.
Junie est vaillante pourtant. Elle le prouve dans cette
sinistre comédie d'inditTérence que Néron la force de
jouer devant Britannicus et que le tyran surveille der-
rière un rideau.
Alliés impuissants pour Agrippine, Junie et Britan-
nicus sont pour Néron des ennemis peu redoutables.
A vrai dire, leur sort n^est que l'enjeu de la lutte entre
la mère et le fils.
Néron, pour sortir de tutelle, s'abandonne à sa
nature, qu'il a contenue" longtemps, et entre dans la
voie du crime. Il veut en finir avec les prétentions de
l'impérieuse Agrippine, avec la gêne du devoir et de
l'opinion. Ce qui l'arrête encore, c'est qu'il a peur
de sa mère :
Eloigné de «es yeux, j'ordonne, je menace,
J'écoute vos conseils, j'ose les approuver ;
Je m'excite contre elle, et tâche à la braver :
Mais, je t'expose ici mon âme toute nue,
Sitôt que mon malheur me ramène à sa vue....
Mon génie étonné tremble devant le sien.
136 RACINE
Il s'enhardil cependant et défie Agrippine en enle-
vant Juiiie. Mais soudain pour sa captive il éprouve
un caprice passionné :
Excité d'un désir curieux,
Cette nuit je lai vue arriver en ces lieux,
Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes,
Qui brillaient au travers des flambeaux et des armes :
Ik'lle, sans orueineuls, dans le simple appareil
Dune beauté (|u'(>n vient d'arracher au sommeil.
Que veux-tu?. le ne sais si cette négligence.
Les ombres, les llambeaux, les cris et le silence,
¥A le faniuclie aspect de ses fiers ravisseurs,
Relevaient de ses yeux les timides douceurs.
Quoiqu'il eu soit, ravi il'une si belle vue,
J'ai V(Uiiu lui parler, et ma voix s'est perdue :
Immobile, saisi d'un long etonuement.
Je l'ai laissé passer dans son appartement.
J'ai passé dans le mien. C'est là (jue, solitaire,
De son image en vain j'ai voulu me distraire.
Trop présente à mes yeux, je croyais lui parler ;
J'aimais jusqu'à ses pleurs que je faisais couler.
Dès lors Néron est jaloux de Britannicus, le fiancé
de Junie. La jalousie lui donne de l'audace. Il ose
regarder Agrippine sans trembler. Dans la grande
scène où elle énumôre ses bienfaits, il cache mal son
impatience :
Je me souviens toujoursque je vous dois l'empire,
Et, sans vous fatiguer du soin de le redire,
Votre bouté, madame, avec tranquillité
Pouvait se reposer sur ma fidélité.
Pourtant, cette fois encore, il a l'air de s'incliner.
Agrippine sort triomphante, tandis que derrière elle
se démasque le vrai Néron :
Elle se hâte trop, Burrhus, de triompher :
J'embrasse mon rival, mais c'est pour l'éloufTer.
Ces deux vers sont comme un coup de théAtre. C'est
LES ROMAINS 137
que nous touchons à la crise : une lutte décisive va se
livrer entre les bons elles mauvais instincts de Néron
entre Burrhus et Narcisse.
Burrhus est une belle figure d'honnête homme,
loyal et un peu raide, égaré à la cour de Néron. A
l'empereur il ne marchande pas son dévouement ; il
n'hésite pas à le justifier en face d'Agrippine :
Vous m'avez de César confié la jeunesse,
Je l'avoue, et je dois m'en souvenir sans cesse.
Mais vous avais-je fait serment de le trahir,
D'en faire un empereur qui ne sût qu'obéir?
Mais Burrhus est incapable de flatterie. Même au
prince il ne sait pas cacher la vérité. Il n'admet pas
que le maître du monde n'ait point l'énergie de do-
miner ses passions :
Croyez-moi, quelque amour qui semble vous charmer,
On n'aime point, seigneur, si Ton ne veut aimer.
Il supplie Néron de persévérer dans le bien, et même,
en politique avisé, il lui riiontre les avantages de la
vertu. Le plus bel éloge de Burrhus est dans cet aveu
de Néron :
J'ai promis à Burrhus, il a fallu me rendre.
Je ne veux point encore, en lui manquant de foi.
Donner à sa vertu des armes contre moi.
J'oppose à ses raisons un courage inutile:
Je ne l'écoute point avec un cœur tranquille.
A force d'éloquence et d'honnêteté, Burrhus un ins-
tant réussit à arrêter Néron.
Mais, au moment oii sort Burrhus, voici qu'entre
Narcisse. Vil et rampant, puissant par sa bassesse,
inconscient, incapable d'une bonne pensée, né pour
le mal, parmi les affranchis de la Rome impériale c'est
le plus habile et le plus scélérat. Homme de confiance
d'Agrippine qu'il trahit, gouverneur et confident de
138 BACINE
Britannicus qu'il espionne et qu'il empoisonnera, c'est
le complice d(5sigm'^ de toutes les perfidies, i'initiaft'ur
et l'exi'cutour des crimes, l'àme damnée de Néron.
Il manie à volonté l'esprit mobile et faiMe, l'inslinct
mauvais, orgueilleux et jaloux, du maître. Il devine
et llatte ses pensées les plus secrètes. 11 réveille, pour
les surexciter l'un après l'autre, tous ses vilains sen-
timents. Et d'abord la peur :
Les dieux do ce dessein puissent-ils le distraire 1
Mais peut-èlre il fera ce que vous n'osez faire.
Puis la jalousie :
Et l'hymen de Junie en est-il le lien ?
Seigneur, lui faites-vous encor ce sacrifice ?
L'ingratitude et l'instinct de révolte :
Agrippine, seigneur, se l'était bien promis:
Elle a repris sur vous son souverain empire.
Néron commence à faiblir :
Mais, Narcisse, dis-moi, que veux-tu que je fasse ?
Désormais Narcisse lient sa proie. Il va dicler à Xéron
sa coinluite, non sans une précaution oratoire, bien taite
pour rassurer la lâcheté du tyran : le maître, du monde
peut impunément suivre sa fantaisie, il n'a rien à re-
douter de la bassesse des Romains :
Mais, seigneur, les Romains ne vous sont pas connus.
Non, non, dans leurs discours ils sont plus retenus.
Tant de précaution atfaiblit votre règne :
llscroirout, enelH't, mériter qu'on les craigne.
Au joug, depuis longtemps, ils se sont faeonnés;
Ils adorent la main qui les lient enchaînés.
Vous les verrez toujours ardents à vous complaire.
LES ROMAINS 139
Enfin voici le mot d<^cisif, qui s'enfonce au plus
protoud df' l'âme de Néron: le temps de la tutelle est
passé, il faut s'alTranchir sans retour possible, il faut
par un coup hardi prouver à tous qu'on est et qu'on
restera le maître :
Burrhus ne pense pas, seigneur, tout ce qu'il dit :
Son adroite vertu ménage son crédit.
Ou plutôt ils n'ont tous qu'une même pensée :
Ils verraient par ce coup leur puissance abaissée :
Vous seriez libre alors, seigneur ; et devant vous
Ces maîtres orgueilleux fléchiraient comme nous.
Quoi donc ! ignorez- vous tout ce qu'ils osent dire ?....
Ah! ne voulez- vous pas les forcer à se taire?
Néron est vaincu :
Viens, Narcisse; allons voir ce que nous devons faire.
Plus de doute maintenant. Le dénouement est pro-
che, et déjà est né le Néron de l'histoire.
Après la Rome des derniers Césars, en proie aux af-
franchis et aux tyrans, voici la Rome honnête et sé-
rieuse des premiers Flaviens, qui annonce déjà la Rome
des Antonins. Titus, devenu empereur, rompt avec
sa maîtresse, une étrangère que les lois lui défendent
d'épouser : voilà toute la tragédie de Bérénice.
Racine a trouvé l'indication du sujet dans quelques
lignes de Suétone.
La donnée était assez vulgaire. Pendant sa campagne
de Palestine, Titus s'était lié avec Bérénice, fille d'un
roi de Judée, et déjà veuve de deux ou trois maris. La
liaison durait depuis dix ans, quand Vespasien vint à
mourir. Titus, élu empereur et désireux de ménager
Topinion publique, se décide à congédier sa maîtresse :
Bérénice avait quarante ans lorsqu'elle vit pour la pre-
mière fois Titus, cinquante ans lorqu'elle retourna dans
sonpays.
Cette anecdote ne paraissait guère convenir à la
140 RACINE
scène. Mais Racine, par quelques chang^ements tri^s
simples et fort habiles, a transformé la donnée. On
peut s'intéresser à sa Bérénice, car c'est encore une
jeune femme. Titus l'aime depuis cinq ans, et voudrait
sincèrement l'épouser. C'est le Sénat (jui re|)ousse for-
mellement une impératrice étrangère. Titus, après
beaucoup d'hésitation, parle de se tuer : pour sauver
la vie et assurer le rèj^tie de l'homme (ju'oll»' aime, Bé-
rénice se résigne et part. Entre les deux amants, Racine
place un troisième personnage, un roi de Comma^ène,
Anliochus, dont le moindre tort est de jouer dans la
pièce un rôle épisodique, et qui depuis longtemps adore
Bérénice sans être payé de retour.
Si l'on considère l'ensemble de l'œuvre, il faut re-
connaître que Bérénice est bien inférieure à toutes les
autres tragédies de Racine. On ne doit pas oublier
d'ailleurs que ce sujet n'a pas été choisi librement : il
a été proposé au poète par une princesse dont le
moindre désir était un ordre. A. vrai dire, il n'y avait
pas là les éléments d'un drame. Mais Racine en a pris
aisément son parti. On voit par sa préface qu'il n'a pas
été rebuté par lexlréme simplicité du sujet ; il a saisi
cette occasion de prouver, comme il disait, qu'il savait
faire quelque chose de rien Et il n'a pas, comin<' Cor-
neille dans Tite et Bérénice, imaginé d'autres intrigues
entre-croisées. Comme toujours, il a simplement fait
sortir l'action des caractères.
Tout dans la pièce dépend des hésitations de Titus.
Comme il n'ose pas déclarer lui-même la vérité à Béré-
nice, il charge A.ntiochus de la démarche. Mais Béré-
nice, confiante dans l'amour et les promesses de Titus,
ne veut pas croire Antiochus. Il faut que l'empereur
vienne lui-même signifier sa résolution. Alors Bérénice
s'en va pour toujours.
Voilà tout, et il faut avouer que c'est trop peu. Mal-
gré l'habileté du poète, il n'y avait pas là de quoi rem-
plir cinq actes. Ces cinq actes, voilà le grand défaut de
la pièce. Tous les autres défauts viennent de là, les
LES KOMAINS 141
lenteurs, la froideur des conversations épisodiques, la
répétition des mêmes scènes : quand Bérénice et Titus
se retrouvent, rien n'est changé, ils n'ont rien de nou-
veau à se dire.
Malgré cela, cette tragédie renferme des beautés de
premier ordre. L'art prestigieux de Racine a su faire
applaudir au théâtre cette interminable élégie. On y
rencontre en foule des vers délicieux, et le rôle de Bé-
rénice est l'une des plus délicates créations du poète.
Antiochus est mal rattaché à l'action. Aussi paraît-il
souvent froid et monotone. Pourtant il avoue son
amour avec bien de la grâce :
Titus, pour mon malheur, vint, vous vit, et vous plut.
Rome vous vit, madame, arriver avec lui.
DansFOrient désert quel devint mon ennui !
Je demeurai longtemps errant dans Césarée,
Lieux charmants où mon cœur vous avait adorée.
Je vous redemandais à vos tristes Etats ;
Je cherchais en pleurant les traces de vos pas.
Titus est peu intéressant, comme tous les irrésolus.
Sa situation est délicate, il est vrai :
...Plaignez ma grandeur importune:
Maître de l'univers, je règle sa fortune ;
Je puis faire les rois, je puis les déposer ;
Cependant de mon cœur je ne puis disposer.
C'est un politique, qui raisonne et discute jusque
dans la passion la plus sincère. Mais il a vraiment trop
de peine à prendre un parti :
Je suis venu vers vous sans savoir mon dessein :
Mon amour m'entraînait ; et je venais peut-être
Pour me chercher moi-même, et pour me reconnaître.
Ce qui excuse Titus, ce sont des vers comme ceux-ci :
Je connais Bérénice, et ne sais que trop bien
Que son cœur n'a jamais demandé que le mien...
142 RACINE
Kilo passe ses jours, i*aulin, sans rien préleiidre
Que quelque heure à me voir, et le reste à m attendre.
Kncor, si quelquefois un peu moins assidu
Je passe le moment où je suis attendu,
Je la revois hieiitAt de pleurs toute trempée :
Ma main à les sécher est loiifçtemps occupée —
Depuis cinq ans entiers chaque jour je la vois,
Et crois toujours la voir pour la première fois.
Bérénice est la femme d'Orient, fine et passionnée,
pour qui rien n'existe hors de son amour. On la connaît
dès les premiers mots qu'elle prononce :
Enfin je me dérobe à la joie importune
De tant d'amis nouveaux que me fait la fortune ;
Je fuis de leurs respects l'inutile longueur,
Pour chercher un ami qui me parle du co'ur.
Ce qu'elle aime en Titus, ce n'est pas l'empereur,
c'est l'homme :
Jugez de ma douleur, moi dont l'ardeur extrême,
Je vous l'ai dit cent fois, n'aime en lui que lui-même ;
Moi qui, loin des grandeurs dont il est revêtu.
Aurais choisi son cœur, et cherché sa vertu.
Peu lui importe tout le reste :
De quel soin votre amour va-t-il s'importuner ?
N'a-t-il que des Etats qu'il me puisse donner ?
Depuis quand croyez-vous que ma grandeur me touche?
t'n soupir, un regard, un mol de votre bouche,
Voilà l'ambition d'un co'ur comme le mien:
Voyez-moi plus souvent, et ne me donnez rien.
Elle a cru aux promesses de Titus ;
Qu'avez-vous fait? Hélas ! je me suis crue aimée;
Au plaisir de vous voir mon âme accoutumé*'
Ne vit plus que pour vous. Igiioriez-vous vos lois,
Quand je vous l'avouai pour la première fois?...
11 était temps encor : que ne me quittiez-vous?
LES ROMAINS 143
Mille raisons alors consolaient ma misère :
Je pouvais de ma mort accuser votre père,
Le peuple, le sénat, tout Tempire romain,
Tout l'univers, plutôt qu'une si chère main.
Elle est certaine pourtant d'être aimée : c'est sa con-
solation, et ce sera sa vengeance :
Si je forme des vœux contre votre injustice.
Si, devant que mourir, la triste Bérénice
Vous veut de son trépas laisser quelque vengeur,
Je ne le cherche, ingrat, qu'au fond de votre cœur.
Je sais que tant d'amour n'en peut être effacée ;
Que ma douleur présente, et ma bonté passée,
Mon sang, qu'en ce palais je veux même verser.
Sont autant d'ennemis que je vais vous laisser :
Et, sans me repentir de ma persévérance.
Je me remets sur eux de toute ma vengeance.
Elle sent d'avance toutes les douleurs de la sépara-
tion :
Je n'écoute plus rien : et, pour jamais, adieu...
Pour jamais ! Ah ! seigneur, songez-vous en vous-même
Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ?
Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,
Seigneur, que tant de mers me séparent devons,
Que le jour recommence et que le jour finisse.
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,
Sans que de tout le jour, je puisse voir Titus?
Elle réussit enfin à dominer son désespoir. Tandis
que Titus et Antiochus parlent de se tuer et ne se tuent
pas, Bérénice s'en va avec beaucoup de simplicité et
de dignité :
J'aimais, seigneur, j'aimais, je voulais être aimée...
Je crois, depuis cinq ans jusqu'à ce dernier jour.
Vous avoir assuré d'un véritable amour.
Ce n'est pas tout : je veux, en ce moment funeste,
Par un dernier effort couronner tout le reste :
Je vivrai, je suivrai vos ordres absolus.
Adieu, seigneur, régnez : je ne vous verrai plus.
144 RACINE
Ce vô\c de Bt^rénice, c'est réellement toute la |)iùce :
malgré tous les défauts du drame, il suflil à rt'tidrr dé-
licieuse à la lecture, et toujours supportable à la scène,
cette longue, trop longue élégie.
IV
LES ORIENTADX.
Bajazrt et Mit/iridate nous transportent en plein
Orient. Un s'en aperçoit vile à certains traits de civili-
sation qui n'ont point changé depuis trois ou quatre
mille ans. Evidemment, pas plus ici que pour les autres
pièces de Racine, il ne faut s'attendre à trouver dans
le décor ou le costume cette exactitude matérielle,
cette couleur locale dont on s'est avisé dans notre
siècle etdoul la mode commence à passer. Mais ce qui
est bien oriental dans Jiajazet, dans Mithridate, c'est,
pour les mœurs, les caprices du despotisme, la réclu-
sion des femmes, le goùl de l'intrigue, le mépris de la
vie humaine, les grandes tueries, et, pour les carac-
tères, un mélange très curieux, et très vrai, de ruse,
de calcul et de passion sans frein. A vrai dire, ces
deux tragédies sont deux intrigues de sérail, l'une dans
l'antiquité, l'autre dans les temps modernes.
Le sujet de Mithridate est la rivalité amoureuse de
Mithridate avec ses fils, et la mort du héros vaincu par
les Romains.
Racine, dans sa préface, déclare qu'il a suivi très
exactement l'histoire, et indique ses sources : Dion
Cassius, Appien, Florus, surtout Plutarque.
Aux récits des historiens de l'antiquité le poète a
cependant fait quelques changements pour les besoins
du drame. Il modifie la tradition relative à Xi phares
dont il prolonge beaucoup la vie, H fait des deux fils
de Mithridate, Xipharès et Pharnace, les rivaux de
LES ORIENTAUX 145
leur père, en les rendant tous deux amoureux de Mo-
ninie, la future sullane. Ces inventions du poète n'em-
pêchent point qu'il n'ait, comme il le dit, respecté
l'histoire. Pour les traits essentiels, il se conforme
exactement au témoig'nag'e des auteurs anciens ; et ce
qu'il ajoute, sauf pour quelques détails secondaires,
ne choque point la vraisemblance. Ce qu'il a voulu
peindre, c'est le dernier épisode de la lutte contre les
Romains, compliqué d'un amour de sérail. Le poète
a bien compris son héros, ce despote à demi grec, à
demi perse, grand par l'énergie de sa haine contre
Rome, mais toujours occupé de quelque amour, tou-
jours violent, jaloux, capricieux, rusé, sanguinaire.
C'est bien la physionomie du vrai Mithridate, telle
qu'on la peut reconstituer de nos jours (1),
Dans la conduite de l'action, Racine conserve natu-
rellement les quelques incidents fournis par l'histoire :
Milhrida+e en fuite sème le bruit de sa mort et se
rend au Bosphore Cimmérien ; au moment oii il pré-
pare une grande expédition en Italie, il est trahi par
son fils Pharnace qui soulève l'armée et appelle les
Romains; pendant l'émeute, le héros craint d'être pris
et se frappe d'un coup mortel. Telles sont dans la tra-
gédie les données historiques. Tous les autres inci-
dents sont causés par le caractère jaloux et soupçon-
neux de Mithridate. Ses deux fils, à la nouvelle de sa
mort, ont déclaré leur amour à Monime. Aussi le re-
tour du héros produit un coup de théâtre. Tout en pré-
parant son expédition, Mithridate songe à épouser
Monime et observe l'attitude de ceux qui l'entourent.
Il se défie surtout de Pharnace, qui, se croyant dé-
noncé, pare le coup en dénonçant lui-même son frère.
Mithridate s'assure de la vérité en tendant un piège à
Monime. Xipharès est menacé du supplice, quand
éclate la révolte; il dompte les rebelles et réussit même
Cl) Voyez Th. Reinach, Mithridate Eupator, roi de Pont. Fiimiu-
Didot, 1890.
BACINB. 7
14R RACINE
à repoussor les Romains. Mithridafo mourant lui par-
donne el lui cède Moniine.
Des personnages du drame, un seul est peu intéres-
sant : c'est justement Xipharës. Il est trop doux, trop
galant, trop parfait. A la scène, c'est un grave défau
que de n'en pas avoir.
Pharnace, au contraire, est bien vivant. C'est un
curieux type de traître ambitieux, hautain et fourbe.
Pour s'assurer un royaume, il n'hi'site pas à s'tMitendre
avec les Romains contre son père et son frère. Du
moins il est sincère dans son amour impérieux pour
Monime :
•lusiiues à quand, madame, attendrc7.-vous mon père ?...
Maître de cet l^lat (jut' mon père me laisse,
Madame, c'est à moi d'accomi)Iir sa promesse.
Mais il faut, croye/.-moi, sans attendre i)lus tard,
Ainsi que notre hymen presser notre départ :
Nos intérêts comnmns et mon cœur le demandent.
Prêts à vous recevoir, mes vaisseaux vous attendent ;
Et du pied de l'autel vous y pouvez monter,
Souveraine des mers qui vous doivent porter.
Monime est exquise. Pure jeune lille d'ionie, elle a,
sans le vouloir, inspiré une folle passion au vieux Mi-
thridale. Ses parents ont disposé d'elle; il a fallu se
résigner :
Ce fut pour ma famille une suprême loi :
Il fallut obéir. Ksclave couronnée.
Je partis ptjur l'hymen où j'étais destinée.
Soumise et triste, elle a conservé jusque dans le sé-
rail ses vertus et ses grâces naïves. Elle est décidée à
subir son destin : elle sera, puisqu'il le faut, la sultane
favorite de .Mithridale. Mais voilà qu'un événement
inattendu lui rend tout à coup l'espérance : on dit que
le héros est mort. Monime redevient libre de son C(Rur,
qu'elle peut désormais, et sans remords, écouter [lar-
1er. Pourlan' un nouveau danger la menace, l'amour
LES ORIENTAUX 147
d'un homme qu'elle hait. Elle repousse Phai uace avec
horreur, lui, lallié de ces Romains qui lui ont tué son
père :
Je ne puis point à Rome opposer une armée..,.
Tout ce que je puis faire,
C'est de garder la foi que je dois à mon père.
De ne point dans son sang aller tremper mes mains
En épousant en vous Tallié des Romains.
Comme Pharnace prétend l'épouser de force, Monime
cherche protection autour d'elle. D'instinct elle s'a-
dresse à Xipliarès. Celui-ci promet de la défendre, et
peu à peu se déclare à son tour : il aime Monime de-
puis bien longtemps, depuis l'époque où pour la pre-
mière fois il l'a vue en lonie; mais il l'aime d'un amour
délicat et respectueux. Il la protégera, mais elle sera
libre de disposer d'elle-même. Monime l'écoute avec
un curieux mélange de joie et de pudeur etïarouchée :
un rayon de bonheur brille dans ses yeux et va éclai-
rer sa vie. Elle aussi, et depuis longtemps, aimait Xi-
pharès ; et elle avait en vain tâché de l'oublier depuis
que ses parents l'avaient donnée à Mithridate. Elle se
tait pourtant, ou tâche de se taire ; elle veut renfermer
encore son secret en elle-même, avec une sorte d'effroi
de l'avenir. Elle a tant souffert déjà qu'elle doute du
bonheur.
Ses pressentiments avaient raison. Mithridate vit
encore, le voici qui s'approche, toujours obstiné dans
sa haine des Romains et dans son amour pour la jeune
Grecque. Il a des droits sur elle. Monime obéira donc
elle renoncera à son rêve, et suivra le vieux héros à
l'autel. En vain Xipharès lui arrache l'aveu de son
amour; elle ne parle que pour lui ordonner de l'ou-
blier :
Ah! par quel soin cruel le ciel avait-il joint
Deux cœurs que l'un pour l'autre il ne destinait point I
148 RACINE
Car, quoi que soit vers vous le pinicliaul qui in'alliro,
Je vous le dis, soigneur, pour ne i)lus vous le dire,
Ma gloire me rappelle et m'cnlraine à laulel,
Où je vais vous jurer un silence éternel.
Comme elle se sont trop faible contre lui et qu'elle le
sait i^énéreux, elle le supplie de lui venir encore en
aide, cette fois en l'évitant :
Plus je vous parle, et plus, trop faible que je suis,
Je cherche à prolonj^er le péril aiidu.
Bridions co Capilole où j'étais allcnilu.
Détruisons ses honneurs, cl Taisons disparaître
La honte de cent rois, et la mienne pcul-ùlre.
Oiiand les Romains débarquent à rini[)rovisle, Mi-
lliridate se frappe pour leur échapper. En mourant, il a
du moins la consolalion de voir fuir l'ennemi :
J'ai vengeTuniversaulant que je l'ai pu :
La mort dans ce projet m'a seule interrompu.
Knnemi des Romains et de la tyrannie,
Je n'ai point de leur joug sulii l'ignominie;
Ht j'ose me flatter qu'entre les noms fameux
Qu'une jtareille haine a signalés contre eux,
Nul ne leur a plus fait acheter la victoire,
Ni de jours malheureux plus rempli leur histoire.
Le ciel n'a pas voulu qu'a<'hevanl mon dessein
Rome en cendre^ me vil expirer dans son sein.
Mais au moins qnehpiejoie en mourant nie console:
J'expire environné d ennemis (juo j'immole ;
Dans leur sang odieux j ai pu tromper mes mains.
Et mes derniers regards ont vu fuir les Romains.
Voici ensuite le despote oriental, défiant, soupçon-
neux, cruel, qui ne connaît aucun frein à ses passions.
Au milieu de ces guerres lerribles, il est resté l'a-
moureux obstiné que nous a peint Plutarque. Il s'irrite
du froid accueil de Monime. Use croit méprisé à cause
de sa défaite :
Faut il que désormais, renonçant à vous plaire,
Je ne prétende jilus qui vous tyranniser?
Mes malheurs, en un mot, me font-ils mé[)riser?
Ah ! pour tenter oncor de nouvelles conquêtes,
Quand je ne verrais pas des routes toutes prêtes,
r)uand le sort ennemi m'aurait jeté plus bas,
Vaincu, persécuté, sans secours, sans Ktats,
Krranl de mers en mers, et moins roi que pirate,
CoDscrvanl pour tous biens le nom de Mithridate,
d'après Gravcint.
MirilRIDATE.
LES ORIENTAUX. 153
Apprenez que, suivi d'un nom si glorieux,
Partout de Tunivers j'attacherais les yeux;
Et qu'il n'est point de rois, s'ils sont dignes de l'être,
Qui, sur le trône assis, n'enviassent peut-être
Au-dessus de leur gloire un naufrage élevé,
Que Rome et quarante ans ont à peine achevé.
lia résolu d'épouser Monime le jour même. Etonné
de sa tristesse résignée, il soupçonne ses fils et tout le
monde de le trahir. Dans son inquiétude jalouse, il
recourt à la ruse. Quand Monime a parlé, il prépare ,
une vengeance terrible : sa cruauté n'épargnera pas
son fils préféré, et c'est au milieu même de sa lutte
contre les Romains qu'il envoie à Monime le poison.
Sa colère ne s'apaisera, ou ne semblera s'apaiser,
qu'en face de la mort. Ce n'est point qu'alors il éprouve
un regret; et cette fin du héros n'est point si chrétienne
qu'on l'a dit. Seulement sa haine contre Rome est
plus forte que sa colère amoureuse. Il va mourir :
Xipharès seul peut le remplacer, et Xipharès ne survi-
vrait pas à Monime. C'est par un effort suprême de
haine que Mithridate est amené à pardonner, même à
unir les deux amants. Cette belle scène est la consé-
quence logique de tout le caractère de Mithridate:
le despote sacrifie ses rancunes jalouses à l'ennemi
de Rome.
Avant de s'attaquer à cette grande figure orientale
de l'antiquilé. Racine s'était comme fait la main en
transportant sur la scène française les Orientaux de
son temps. Bajazet et Mithridate procèdent de la même
inspiration: les deux pièces ont été composées à la
même époque, à peine un an d'intervalle ; elles se com-
plètent et s'expliquent l'une l'autre. Racine n'eût peut-
être point écrilBajazet, s'il n'eût déjà songé kMithridate.
Le poète nous raconte lui-même dans sa préface
comment lui vint l'idée de sa tragédie turque ;
« C'est une aventure arrivée dans le sérail, il ny a pas plus
7*
154 RACINE
de trente ans. M. le comte de Cv/.y élail alors amliassadenr à
Consianlinople. Il lui instruit de toutes les parlicularilcs de
la mort lie Haja/.i'l ; et il y a quaiititi! de pcrsonni's à la et)ur
(|ui se souviennent de les lui avoir entendu conlrr lorsciirii
lut de retour en France. M. le clievalier de Nantouillct est
du nond)rc de ces personnes, et c esta lui (pie je suis rede-
valtle de cette histoire, et môme du dessein que j'ai pris
d'eu furnier une tragédie. »
Cette aventure avait déjà tenté un auteur fran(;ais.
Segrais, dès 16.*)7, en avait tiré une de ses nouvelles,
Floi'idon ou rAmrnir iiaprudcnt. Mais il est probaltlc
que Racine n'a pas connu ce conte: il n'en parle [loint,
et aucun de ses cont<'mporains, à notre connaissance,
n'a signalé ce rapprochement, pas même Se;:rais,
qui pourtant assistait à la première représentation.
Tout porte à croire que la tragédie, comme la nouvelle,
est tirée directement du récit de l'ancien ambassadeur
de France en Turquie.
Le sujet de Bnjazrt, c'était donc presque de l'his-
toire contemporaine : une intrigue du sérail de Cons-
tanlinople, où périt Bajazet en 1638. Le complot est
dirigé par le grand vizir Acomat et par Hoxane, la
sultane favorite, qui veulent prolitcr de l'ahsence du
sultan pour le détrôner el mettre à sa place son frèr(*
IJaja/.el. Iloxane aime ce jeune |)rince et veut lui don-
ner le pouvoir, mais à condition (ju'il l'épouse. Baja/.et
refuse de quitter Alalide, qu'il aime, pour Hoxane,
qu'il n'aime pas. La sultane, pour se venger, le fait
mettre àniort, et est frap{)ée elle-même par un émissaire
du sultan.
Racine fait remarquer dans sa préface qu'il s'est ef-
forcé d'observer les mœurs turques :
« La principale chose k quoi je mt; suis attaché, c'a éld' de
ne rien changer ni aux nio-urs ni aux coutumes de la nation;
et j'ai pris soin de ne rien avancer qui ne tiU confV)rm(' a
l'histoire des Turcs et a la nouvelle Relation de l'empire
ottoman, que I on a traduite de l'ançlais. »
LES ORIENTAUX 155
Cependant Donneau de Visé et d'autres s'avisèrent
de contester l'exactitude du poêle, même l'existence de
Bajazet, Racine répondit dans une seconde préface,, qui
ut publiée quelques années plus tard ; il donna celte
fois une dissertation en règle sur l'histoire et les mœurs
de la Turquie. 11 disait, par exemple :
« Time semble qu'il suffit de dire que la scène est dans le
sérail. En effet, y a-t-il une cour au monde où la jalousie et
l'amour doivent être si bien connus que dans un lieu où
tant de rivales sont enfermées ensemble, et où toutes ces
femmes n'ont point d'aulre étude, dans une éternelle oisi-
veté, que d'apprendre à plaire et à se faire aimer? Les
hommes vraisemblablement n'y aiment pas avec la même
délicatesse. Aussi ai-je pris soin de mettre une grande dif-
férence entre la passion de Bajazet et les tendresses de ses
amantes. Il garde, au milieu de son amour, la férocité de la
nation. Et si l'on trouve étrange qu'il consente plutôt de
mourir que d'abandonner ce qu'il aime et d'épouser ce qu'il
n'aime pas, il ne faut que lire l'histoire des Turcs ; on verra
partout le mépris qu'ils font de la vie ; on verra en plusieurs
endroits à quels excès ils portent les passions. »
Racine a raison, et l'on trouve dans sa pièce une cu-
rieuse peinture des mœurs de l'Orient. D'abord il a fort
habilement inséré dans le dialogue une foule de détails
très caractéristiques. Les allusions fréquentes à Soliman
et Roxelane, la porte des tiouveaux sultans, la loi du se'
rail, V€tenda?'d du prophète, ces gardes qui surveillent
tous les pas de Bajazet, ces murs qui ont des oreilles,
le nègre Orcan, le lacet àes étranglements, le conseil
des ulémas, les muets, les janissaires : voilà presque de
la couleur locale. Mais ce n'est pas tout. En réalité, rien
de plus oriental, de plus turc, que l'action et les carac-
tères : ce complot de sérail oii personne ne songe à l'in-
térêt public, cette conspiration d'un grand vizir et d'une
sultane, cette terrible étiquette qui sous peine de mort
empêche Roxane de s'entretenir librement avec Baja-
zet et d'où sort le malentendu , cet amour tout sensuel de
la sultane, cette duplicité de tous les autres personnages,
156 RACINE
ce dt'Hain do la mort, colle grande tnrrir qui faisait sn
rc^cricr M"" de Sévigné.
Avant le lever du rideau, tout a été préparé j)ar
Acomal. Mais dans le drame lui-mAme les incidents
sont amenés par le déveldjipement du caractère de
Hoxane. Jusqu'alors liajazet ne s'est |)as expliqué lui-
même : tout s'est fait par l'intermédiaire d'Alalide.
Hoxane doute un peu de la sincérité du prince. Avant
de le délivrer et de le couronner, elle veut le forcer à
déclarer son amour et à le lui prouver en ré[)Ousant.
Bajazet se dérobe. Les soupçons de Roxane grandissent.
Pour éclaircir le mystère, elle annonce à Alalide qu'elle
va faire périr le prince. Atalide se trahit. Dans sa co-
lère jalouse, Roxane abandonne Rajazet aux muets.
Acomal est dessiné avec une étonnante sûreté de
main. On le counaît tout entier dès la scène d'exposi-
tion. Il est l'auteur de cette intrigue, qui doit affermir
son pouvoir et peut-être sauver sa tète. Le chef-d'œuvre
d'Acomat, c'est d'avoir réussi à rendre la sultane éper-
dument amoureuse d'un prince (ju'elle n'a jamais vu.
Rien n'existe pour le vizir que l'intérêt de son ambition.
11 n'a aucun scrupule, il se rit des serments :
... Ne rougisse/, point : le sang des Ottomans
Ne doit point en esclave obéir aux serments.
Il a tout calculé, tout prévu. Par Roxane il est maître
dans le sérail. Même il a l'appui des prêtres. Si le
complot réussit, il sait que les janissaires se déclare-
ront pour lui. En cas d'échec, ou de conlre-temps, à
toute heure un vaisseau l'attend dans le port. Par poli-
tique, et pour assurer sa situation, il veut épouser une
femme qui ajipartienne à la famille de ses maîtres ; il a
choisi Atalide, dont au fond il ne se soucie guère :
Voudrais-tu qu'à mon Age
Je fisse de l'amour le vil apprentissaf;*' ?
Qu'un cœur qu'ont endurci la latiguc ri les ans
Suivit d'un vain j)laisir les conseils imi)rudents ?
LES ORIENTAUX 157
C'est par d'autres attraits qu'elle plaît à ma vue :
J'aime en elle le sang dont elle est descendue.
Par elle Bajazet, en m'approchantde lui,
Me va, contre lui-même, assurer un appui...
S'il ose quelque jour me demander ma tête...,
Je ne m'explique point, Osmin, mais je prétends
Que du moins il faudra la demander longtemps.
Il faut voir Acomat à l'œuvre au moment le plus
critique, quand tout son plan paraît détruit par les em-
portements de Roxane. La sultane, toute frémissante,
vient de lui montrer le billet de Bajazet à Atalide. Le
vizir a feint une grande indignation. Mais, resté seul
avec son confident Osmin :
Que veux-tu dire ? Es-tu toi-même si crédule
Que de me soupçonner d'un courroux ridicule?
Moi, jaloux ! Plût au ciel que me manquant de foi
L'imprudent Bajazet n'eût ofï'ensé que moi I
Et, comme Osmin lui demande pourquoi il n'a pas
cherché à défendre Bajazet :
Eh ! la sultane est-elle en état de m'entendre ?
Ne voyais-tu pas bien, quand je Fallais trouver.
Que j'allais avec lui me perdre ou me sauver?
Osmin l'engage à sacrifier Bajazet pour faire sa paix
avec le sultan. Alors Acomat :
Roxane en sa fureur peut raisonner ainsi :
Mais moi qui vois plus loin, qui, par un long usage,
Des maximes du Irone ai fait l'apprentissage.
Qui d'emplois en emplois, vieilli sous trois sultans,
Ai vu de mes pareils les malheurs éclatants,
Je sais, sans me flatter, que de sa seule audace
Un homme tel que moi doit attendre sa grâce.
Et qu'une mort sanglante est l'unique traité
Qui reste entre 1 esclave et le maître irrité.
\
i:;s RACîNE
D'ailleurs, rien n'est désespéré:
Bajazel vit cnror : pourquoi uous étonner ?
Acomatde plus loin a su le ramener.
La conspiration d'Acomat échoue, mais non par
la faute du vizir. Las de voir tout compromis par
ses alliés, il s'est décidé à agir seul. Quand il s'est
rendu maître du sérail, il trouve liaja/et assassiné.
Désormais la lutte serait sans objet. Acomat va se
retirer sur son vaisseau, mais avec les honneurs de la
guerre, et tout prêt à recommencer un jour; car il
emmène une troupe de partisans.
Alalide et lîajazet ne se soucient guëre des combi-
naisons du vizir, lis ne s'occupent que de leur amour,
et par là contrecarrent tous les projets d'Acomat.
Bajazet paraît trop galant et trop indécis. 11 se prête
trop aisément à la comédie de l'amour pour Roxane.
11 a beau répondre assez froidement aux avances de
la sultane : elle est en droit de conclure qu'il n'est
pas loin de l'aimer. Sa conduite a quelque choee de
louche qui n'est point d'wn grand cœur ni m(''m«' d'un
Darfait honnête homme. Son excuse, c'est qu'il a peur
ce causer la perte d'Atalide ; c'est aussi que pour son
compte il ne redoute rien, il le dit du moins :
La mort n'est point pour moi le comble dos disj^ràces;
J'osai, tout jeune encor, la chercher sur vos traces ;
Et l'indigne prison où je suis renfermé
A la voir de plus près ma même accoutumé.
Et c'est parce mépris de la mort que Bajazel, mal-
gré tout, est bien turc.
Atalide est une figure un peu effacée, touchante
pourtant dans son abnégation amoureuse. p]levée avec
Bajazet dans le sérail, elle a eu pour lui d'abord une
amitié d'enfant, qui, peu à peu, l'âge venant, s'est
transformée en une tendre sympathie, puis en un
LES ORIENTAUX 159
amour profond, capable de tous les dévouements
comme de toutes les délicatesses. Elle ne demanderait
(]u'à vivre ignorée avec l'homme de son choix. Mais
Bajazet est du sang" des sultans : sa vie sera menacée
quelque jour, elle l'est déjà; il n'y a de salut pour lui
que s'il monte au premier rang. Voilà ce qui rend Atalide
ambitieuse pour son amant. Elle-même l'engage à
ménager Roxane, qui peut le couronner ou le perdre.
Bien plus, elle se résigne à jouer entre eux un rôle
équivoque, à porter de l'un à l'autre des mots d'amour
Même elle est prête à se sacrifier réellement, à jeter
Bajazet dans les bras de Roxane :
Je n'examine point ma joie ou mon ennui ;
J'aime assez mon amant pour renoncer à lui.
Longtemps x\talide réussit à étouffer en elle toute
inquiétude jalouse. Mais au moment du sacrifice su-
prême, le cœur lui manque:
La sultane est contente ; il l'assure qu'il l'aime.
Mais je ne m'en plains pas, je l'ai voulu moi-même.
Cependant croyais-tu, quand, jaloux de sa foi,
Il s'allait plein d'amour sacrifier pour moi ;
Lorsque son cœur, tantôt m'exprimant sa tendresse.
Refusait à Roxane une simple promesse ;
Quand mes larmes en vain lâchaient de l'émouvoir;
Quand je m'applaudissais de leur peu de pouvoir.
Croyais-tu que son cœur, contre toute apparence,
Pour la persuader trouvât tant d'éloquence?
Pour comble de malheur, même ce sacrifice sera
inutile. Roxane saura lui arracher son secret; Atalide
causera, sans le vouloir, la mort de son amant, et de
cette imprudence elle se punira comme d'un crime.
Ce personnage est intéressant par lui-même et assez
vivant; surtout il est utile au drame en éveillant et
déchaînant les fureurs jalouses de Roxane.
Roxane est dans le drame l'antithèse d'Acomat.
160 ■ RACINE
L'uu tait tout par calcul ; l'aiilrc lu» sait qn'olxir h sa
passion im}»lacal)le el sensiirllc. Par ses ompitrlonicuts,
ses exigences el ses caprices, la sultano d(''joue une à
une toutes les mesures du vizir. IndifTérenle à tout
le reste, elle met sa puissance, ses g(''nérosités, ses
ruses, son àme, au service de sa passion. Elle veut,
coûte que coûte, l'homme qu'elle aime. Mais elle a
beau chercher à se tromper elle ml^me sur les senti-
ments de lîajazet, elle y voit plus clair qu'elle ne vou-
drait. Elle a juré de savoir ce qui en est; et c'est là
le ressort du drame. Elle a jusqu'ici pris plaisir à ^tre
dupe de la coméée
ne l'engage à rien :
0 jour heureux pour moi !
De quelle ardeur j'irais reconnaître mon roi !
BACINE ET LA BIBLE 181
Doutez-vous qu'à ses pieds nos tribus empressées...
Mais pourquoi me flatter de ces vaines pensées ?
Joad le tiendra par là, le compromettra si bien qu'au
dernier moment le général ne pourra reculer. Malgré
toutes ses belles intentions, la conduite du pauvre Abner
ressemble fort à une trahison. Au fond, c'est un hon-
nête homme un peu naïf, dont l'habileté de Joad a fait
un traître.
De ces caractères si vrais et si simples naît toute l'ac-
tion. Les inquiétudes d'Athalie la poussent vers le tem-
ple où elle sent que se cache un ennemi. Elle y recon-
naît, sous la robe de lin d'un jeune lévite, l'enfant
qu'elle a vu en songe. Elle le fait venir, l'interroge ; en
face de cette candeur si éveillée, ses frayeurs redou-
blent. Poussée par Mathan, elle exige qu'on lui remette
l'enfant. La réponse ambiguë, l'attitude hautaine du
grand prêtre l'étonnent et l'irritent. Elle se décide à
employer la force et par là précipite les événements.
Elle envoie son général porter un ultimatum. Et,
comme elle croit avoir terrifié ses ennemis, elle tombe
dans le piège qu'on lui tend, elle vient elle-même cher-
cher l'enfant. Mais le jeune roi est déjà proclamé, tous
s'inclinent devant le fait accompli, et la malheureuse
reine meurt percée de coups. Tout ce drame est si logi-
que, si naturellement déduit de la situation initiale,
que dès la première scène le poète a pu, sans choquer
la vraisemblance, et par la simple définition des carac-
tères, faire prévoir toutes les péripéties : le rideau est
à peine levé, et, par un seul discours d'Abner, on pres-
sent tout ce qui doit sortir de l'àme flottante du géné-
ral, de l'énergie ambitieuse de Joad, de la scélératesse
entêtée de Mathan, de l'inquiétude menaçante d'Athalie.
Ainsi l'intrigue entière s'explique par des mobiles pu-
rement humains. Et pourtant Jéhovah domine tout le
drame. L'enfant que redoute Athalie et que couronne
Joad est le seul représentant de la famille dont sortira
le Messie : Dieu intervient et doit intervenir, parce que
182 RACINB
du succès de la conspiration dépond raccomplissemciil
dos promossos divines. Dorrière Athalie et Joad, (]ui se
disputent le pouvoir, s'agitent les destinées du pcu[»le
élu et l'avenir roligieux de l'humanité.
Jéhovah est partout présent. C'est lui qu'invoque Joad
dès le début du drame ; c'est pour lui et en sou nom que
l'on conspire :
Grand Dieu, si tu prévois qu'indigne de sa race,
11 doive de David ahandonner la trace,
Qu'il soit comme le fruit en naissant arraché,
Ou qu'un souffle ennemi dans sa fleura séché !
Mais, si ce même enfant, à tes ordres docile,
Doit être à tes desseins un instrument utile.
Fais qu'au juste héritier le sceptre soit remis ;
Livre à mes faibles mains ses puissants ennoinis ;
Confonds dans ses conseils une reine cruelle :
Daigne, daigne, mon Dieu, sur Mathan et sur elle
Répandre cet esprit d'imprudence et d'erreur.
De la chute des rois funeste avant-coureur I
Quand Alhalie approche, c'est à Dieu que Joad prétend
immoler sa victime :
Grand Dieu, voici ton heure, on t'amène ta proie I
C'est au nom du même Dieu qu'il la menace :
Tes yeux cherchent en vain, tu ne peux échapper,
Et Dieu de toutes parts a su t'envelopper.
Ce Dieu que tu bravais en nos mains la livrée :
Rends-lui compte du sang dont lu l'os enivrée.
Athalie ello-méme dans tout le complot reconiiaîl la
main de Jéhovah :
Dieu des Juifs, tu l'emportes !...
David, David triomphe ; Arhab seul est détruit.
Impitoyable Dieu, toi seul as tout conduit 1
Celle intervention de Dieu, d'un bout à lautre du
RACINE ET LA BIBLE 183
drame, se marque aussi dans les chants du chœur. Ce
chœur est réellement un personnage distinct qui prend
part à l'action. Il joue son rôle à côté de Joad dans plu-
sieurs scènes. Il précise la continuité du drame, que
Racine d'ailleurs a rendue sensible par un petit détail
matériel, en faisant rimer le premier vers du cinquième
acte avec un des derniers vers lyriques du quatrième.
C'est toujours Dieu que célèbre le chœur : au premier
acte, la grandeur de Dieu :
Tout l'univers est plein de sa magnificence.
Qu'on ladore, ce Dieu, qu'on Finvoque à jamais !
Son empire a des temps précédé la naissance.
Chantons, publions ses bienfaits.
Au second acte, le chœur vante la bonté de Dieu qui
vient d'inspirer les réponses de Joas ; au quatrième
acte, quand le temple est investi, il invoque l'aide de
Jéhovah.
Le Dieu d'Israël se révèle mieux encore dans la
magnifique prophétie de Joad ; il parle véritablement
par la bouche de son grand prêtre inspiré :
Cieux, écoutez ma voix ; terre, prête Toreille.
Ne dis plus, ô Jacob, que ton Seigneur sommeille !
Pécheurs, disparaissez, le Seigneur se réveille...
Comment en un plomb vil For pur s'est-il changé ?
Quel est dans le lieu saint ce pontife égorgé ?
Pleure, Jérusalem, pleure, cité perfide.
Des prophètes divins malheureuse homicide.
De son amour pour toi ton Dieu s'est dépouillé ;
Ton encens à ses yeux est un encens souillé.
Où menez-vous ces enfants et ces femmes ?
Le Seigneur a détruit la reine des cités :
Ses prêtres sont captifs, ses rois sont rejetés.
Dieu ne veut plus qu'on vienne à ses solennités.
Temple, renverse-toi ; cèdres, jetez des flammes.
Jérusalem, objet de ma douleur.
Quelle main en un jour a ravi tous tes charmes?
Qui changera mes yeux en deux sources de larmes
Pour pleurer ton malheur ?...
Quelle Jérusalem nouvelle
184 RACINE
Sort du fond du désert brillante de clarlés,
Et porto sur le Iront une: marque iminorlelle ?
IN'upk's de la terre, elianle/, :
Jérusaieni r(>naît plus brillanlcel plus belle.
D'où lui viennent de Ions côtés
Ces entants qu'en son sein elle n'a point portés ?
Lève, Jérusalem, lève ta tête allière ;
Regarde tous ces rois de ta gloire étonnés ;
Les rois des nations, devant toi prosternés,
De tes pieds baisent la poussière ;
Les peuples à l'envi marrhontà la lumière,
Heureux cpii pour Sion d'une sainte ferveur
Sentira son âme embrasée !
Cieux, répandez voire rosée,
El que la terre entante son Sauveur I
Atlialie mérile une place à part, même dans l'œuvre
si parfaite de Racine. De ce double drame (jù l'espi'il
divin passe sans délruire le jeu des passions humaines,
de ce temple qui paraît complice delà sainte conspira-
tion, de celle mise en scène éclatante et vraie, de ces
cortèges de prêtres, de ces bataillons de lévites, de ces
groupes de jeunes filles, de ces évolutions du cliumr,
de celte musique et de ces chants, de ce lyrisme qui
nnil riionime à Dieu et le drame humain au diame
divin, de ces beaux vers si francs et si forts, de tout
cela se forme un ensemble merveilleux, un cbef-d'œn-
vre complet comme en produisait la Grèce de Sophocle
et (le Pliidias.
VI
LB TnKATnr. DK RACINK et la SOCIKTK du XVII'' SîKCLE.
Nous avons admiré chez Racine la puissance de l'ob-
servation psychologique et la vérité historique des
caractères. Mais dans son théâtre n'y a-t-il rien de son
temps?
Ce serait bien surprenant. Toute œuvre dramatique
LA SOClÉTé DU XVII* SIÈCLE 185
porte la marque de l'époque où elle est née. D'un cer-
tain point de vue on peut dire que dans tout théâtre on
trouve les éléments d'un tableau de la société contem-
poraine du poète, ou du moins de l'idéal rêvé par les
gens de sa génération. Racine n'a pas échappé à cette
loi, et l'on peut distinguer dans son œuvre bien des
détails particuliers au xvii® siècle français.
Mais là-dessus il faut s'entendre. Soutenir, comme
on l'a fait(l), que Racine a peint toujours ses contempo-
rains, que dans toutes ses tragédies on retrouve inva-
riablement et seul ement la cour de Louis XIV, les
gentilshommes et es belles dames de Versailles, c'est
abuser étrangement de quelques apparences, c'est jouer
du paradoxe. Surtout c'est méconnaître les deux plus
grandes beautés du théâtre de Racine. C'est oublier
d'abord la vérité humaine de ces drames qui mettent
seulemënt^en jeuTés passions les plus générales, qui
par la sont de tous^lé's tël5[pSî_jie tous les pays, et qui
dédaignent précisément les conipirGmis^^t ksjaénage^
mehfsTaîïïîïïers aux gens decour, pourj^uivre, l'âme
dans saTogîqlîè^îâr'pTlis^ïïrpîtoyable, d^^
plus crue, jusqu'à l'égarement etjusqu/au crime. C'est
aulsTrèrméFtèS jBux sur la vérité historique des carac-
tères; c'est faire bon marché de Néron et de Mithridate,
d'Acomat et de Joad, d'Agrippine et d'Athalie. Celte
vérité historique et cette vérité humaine, voilà l'essen-
tiel de Racine : c'est ce qu'il ne faut pas oublier, quand
on cherche et qu'on trouve réellement daus son théâ-
tre certains traits du xvii® siècle.
Pour reconnaître sûrement les traces qu'a laissées
dans les tragédies de Racine la société de son temps, il
faut distinguer avec soin : 1° ce que ses contemporains
y ont vu à tort ; 2° ce que lui-même y a bien certaine-
ment voulu mettre ; 3° ce qu'il y a mis malgré lui.
La tactique ordinaire de ses ennemis était de préten-
dre, à l'apparition de chacune de ses pièces, que Ihis-
(1) Tainc, Nouveaux essaie de criliqne et d'histoire, p. 171-223.
ISfi RACINE
toirc n'y était iiullomont rospeclép et qiio tous ses per-
sonnaj^es, sous des noms anciens ou exotiques, (étaient
de vrais courtisans fran(;ais. Pour peu (|ue la situation
s'y ])rèlàt, on se faisait un malin plaisir (l'iilenlilicr les
héros du poète avec quelques contemporains célèbres.
C'est surtout à propos d^Esther, que l'imagination
se donna carrière. On vit dans la pièce composée f>our
les jeunes lilles de Saint-Cyr un drame allègori(jue (1).
On reconnut le roi dans Assuérus, M™' de Maintenon
dans Esther, M"" de Montespan dans Vastlii, Louvois
dans Anian. On compara la proscription des Juifs à
celle des huguenots. Ce simple vers :
Et le roi trop crédule a signé cet édit,
devint une allusion terrible à la révocation de l'édil de
Nantes. Tout le mystère fut dévoilé par ces couplets
qu'on attribua au baron de Breteuil :
Uacino, cet homme excellent,
Dans l'antiquitt' si savant,
Des (jrecs imite les ouvrages;
Il peint, sous dos noms empruntés,
Les plus illustres personnages
QnApfillon ait jamais chantés.
Sous le nom dAman le cTuel
Lcjuvois est peint au naturel ;
Kt de Vaslliy la décadence
Nous retrace un portrait vivant
De ce qu"a vu la cour de France
A la chute de Montespan.
La persécution des Juifs
De nos huguenots fugitifs
Est uns vive ressemblance;
Et IKslIier (pii règne aujourd'hui
Descend des rois dont la puissance
Eut leur asile et leur apjjui.
(1» Mi^iiioiff* fie la cour de France |/oiir 1« s nnné'.s Ifi^S pt IfiSt), par
II»* de La Fayette.
LA SOCIÉTÉ DU XVII® SIECLE 187
Pourquoi donc, comme Assuérus,
Notre roi, comblé de vertus,
N'a-t-il pas calmé sa colère?
Je vais vous le dire en deux mots*
Les Juifs n'eurent jamais afifaire
Aux Jésuites et aux dévots.
A Paris, c'était un jeu d'esprit. Mais ailleurs on le
prit au sérieux. Des protestants de Neufchâtel n'hési-
tèrent pas à écrire en tête d'une édition spéciale d'Es-
ther : « On y voit clairement un triste récit de la der->
nière persécution.... Le lecteur pourra faire aisément
une application des personnages d'Assuérus et d'A-
man. »
A côté de l'interprétation frondeuse et huguenote,
voici la version janséniste. Sion figure Port-Royal ;
Mardochée n'est qu'un Arnauld déguisé; le chœur re-
présente les religieuses persécutées; et Esther s'éva-
nouit devant son mari tout comme la Mère Angélique
devant son père lors de la fameuse- yoi/r;2ee du guichet.
Racine dut être bien étonné d'apprendre tous les
mystères que cachait sa pièce. Mais ses fils et ses petits-
fils devaient assister à bien d'autres métamorphoses
de ses drames bibliques. En 1716, quandl'on donna aux
Tuileries la première représentation publique à'Athalle,
le petit roi Louis XV était dans la salle. On tressaillait
à des vers comme celui-ci :
Songez qu'en cet enfant tout Israël réside.
L'allusion était assez claire : Joas orphelin et menacé
par Athalie, c'était Louis XV, presque seul survivant
de la race de Louis XIV, et mal élevé par le Régent.
Ce fut bien pis pendant les années qui précédèrent la
Révolution, puis sous la Terreur et le premier Empire.
Plusieurs fois on dut interdire la représentation à'A-
thalie, à cause des allusions hardies de Racine aux
événements du jour. Et, en 1792, peu de temps avant
188 RACINK
la destruction définitive de Saint-Cyr, une vieille r«*li-
gieiise à l'aj^^tinie clianlail les chdMirs iVEsthcr. où
étaient prédits les malheurs de sa patrie et de sa maison.
Voilà de quoi rendre circonspect sur le chapitre des
allusions. Et iionrtanl les contemporains de Racine, (]ni
devinaient tant d'inlentions dans ses pii'ces, n'avaient
pas tout à fait tort. Le poète, dans ses Plaideurs, sY^ait
amusé à crayonner en charf,^^ un pré-ideni de la Cour
des comptes, la femme du lieutenant-criminel, iu)e
comtesse et plusieurs avocats célèbres. Il n'a pas pris
tant de libertés dans ses tragédies ; cependant, à
l'occasion, il donnait à l'un de ses héros quehjue trait
d'une physionomie de son temps.
Dés V Alexandre^ Racine ( il le déclare lui-même
dans sa dédicace ) avait songé au roi en dessinant la
figure du conquérant macédonien. Si l'on en croit
Boileau, ce ne serait pas la seule fois que Louis XIV
aurait posé devant Racine :
Que Racine, enfantant des miracles nouveaux.
De ses héros sur lui forme tous les tableaux.
[Art poétique, \y, 197-108.)
Le roi aurait même profité des leçons du poète. C'est
encore Boileau qui l'affirme :
« Un grand prince, qui avait dansé à plusieurs ballots ,
ayant vu jouer le lirilnumms de M. Racine, où la fureur de
Néron à monter sur le théAtre est si bien attaquée, il ne
dansa plus à aucun ballet, non pas même au temps du car-
naval. ») (Lettre à Monchesnay, septembre 1707.)
On sait que //t'/c/»V<» fut demandée à Racine par Ma-
dame. Suivant Voltaire, la princesse, en choisissant ce
sujet, aurait sftn^-^é à la sympathie très vive qu'elle-même
avait éprouvée pour le roi (f). Le fait est douteux. .Mais
(1) Voltaire, Commenlaire sur Bérénice, et S.ecle de Louit XIV, cha-
pitre 35.
LA société: du XVIl" SIÈCLE 189
l'histoire de Titus et de Bérénice présente plus d'un
rapport avec la liaison de Louis XIV et de Marie IVIan-
cini. Le vers de Bérénice :
Vous êtes empereur, seigneur, et vous pleurez !
est évidemment un souvenir de la réponse que Marie
Mancini fit à Louis XIV : « Vous m'aimez, vous êtes
roi, vous pleurez, et je pars! »
Bans Bajazet, on peut trouver quelque analogie entre
l'amour de Roxane pour Bajazet et l'amour de la reine
Christine pour Monaldeschi. On sait comment cet Italien
fut assassiné en 1637, à Fontainebleau, par l'ordre de
Christine jalouse ; avant de le faire tuer, elle lui avait
vivement reproché son infidélité et, comme la sullane
au prince turc, lui avait mis sous les yeux des lettres
d'amour écrites par lui à une autre femme. De plus,
Atalide entre Bajazet et Roxane fait songer à M"" de
Boutteville entre le grand Condé et M"^ du Vigean.
Pour Esther, il y avait certainement un peu de vé-
rité au fond des interprétations fantaisistes qu'au
xvii' siècle on donnait de la pièce. On ne peut nier l'a-
nalogie du chœur des Israélites avec les pensionnaires
de Saint-Cyr, ou d'P^sther avec M™^ de Maintenon : ces
rapprochements sont indiqués dans le Prologue même
de la tragédie. Au témoignage de M™" de Caylus,
M"^ de Maintenon elle-même prenait plaisir à se re-
connaître dans Esther. D'ailleurs, plusieurs traits
semblent tout à fait caractéristiques. Voici M™' de
Maintenon à Saint-Cyr :
Cependant mon amour pour notre nation
A rempli ce palais de filles de Sion,
Jeunes et tendres fleurs par le sort agitées,
Sous un ciel étranger comme moi transplantées.
Dans un lieu séparé de profanes témoins,
Je mets à les former mon étude et mes soins ;
Et c'est là que, fuyant l'orgueil du diadème.
Lasse de vains honneurs, et me cherchant moi-même,
190 RACIKR
Aux pieds de lEternel je viens m'humilier
Et goiUer le plaisir de me faire oublier.
Voici Louis XIV chez M""" de Maintcnon :
Croyez-moi, chère Esther, ce sceptre, cot empire.
Et cos profoiuis rosp(>cls (juc la terreur inspire,
A leur pompeux éclal nuMcnt peu de douceur,
El rali,:;u('nl souvjMit leur triste possesseur.
Je ne trouve qu'en vous je ne sais quelle };ràce
Qui me charme toujours et jamais ne me lasse.
De Taimalde vertu doux et puissants attraits !
Tout respire en Esther l'innoceneeet la }>aix.
Du chagrin le plus noir elle écarte les oinhres,
El fait des jours sereins de mes jours les plus sombres.
Boileau savait bien que tout le monde comprendrait
quand il disait :
A Paris, à la cour, on trouve, je l'avoue,
Des femmes dont le zèle est digne qu'on le loue,
Qui s'occupent du bien en tout temps, eu tout lieu.
Jen sais une, chérie et du monde et de; Dieu,
Humble dans les grandeurs, sage dans la fortune,
Oui gémit, romme L'sthri\ de sa gloire importune,
Que le vice lui-même est contraint d'estimer
Et que sur ce tableau d'abord tu vas nommer.
(Satire x, oi:i-:320.)
Jusque dans son épitaphe, M"" de Maintenon sera com-
parée à Esther.
Ce n'est pas tout. Dans celte tragédie destinée à
Saint-C'yr, l'aciiie paraît bien avoir quehjuefois pensé à
Porl-Hoyai, aux persécutions qui le frappaient, aux ca-
lomnies dont on le poursuivait. Dès le second vers du
Prologue, on voit paraître la Grâce, si chère à l'abbaye
janséniste :
Je descends dans ce lieu, par la Grâce habité.
Plusieurs passages de la tragédie semblent évoquer le
souvenir de la pieuse éducation du poêle à Port-Uoyal:
LA SOCIÉTÉ DU XVII® SIÈCLE. 191
Que le Seigneur est bon ! que son joug est aimable !
Heureux qui dèsTenfance en connaît la douceur!
Jeune peuple, courez à ce maître adorable :
Les biens les plus charmants n'ont rien de comparable
Aux torrents de plaisir qu'il répand dans un cœur.
Que le Seigneur est bon ! que son joug est aimable !
Heureux qui dès l'enfance en connaît la douceur !
De même dans Athalie, le chœur chante la nécessité
de l'amour de Dieu, encore une des doctrines favorites
des amis de Pascal et d'Arnauld :
Vous qui ne connaissez qu'une crainte servile,
Ingrats, un Dieu si bon ne peut-il vous charmer?
Est-il donc à vos cœurs, est-il si difficile
Et si pénible de Taimer ?
L'esclave craint le tyran qui l'outrage ;
Mais des enfants l'amour est le partage.
Vous voulez que ce Dieu vous comble de bienfaits.
Et ne l'aimer jamais I
Et ce ne sont point là des rapports, fortuits, témoin ce
curieux passage de V Histoire de Port-Royal, où Racine
indique lui-même la comparaison •,
« On pourrait citer un grand nombre de filles élevées dans
ce monastère, qui ont depuis édifié le monde par leur sagesse
et par leur vertu. On sait avec quels sentiments d'admira-
tion et de reconnaissance elles ont toujours parlé de l'édu-
cation qu'elles y avaient reçue ; et il y en a encore qui con-
servent, au milieu du monde et de la cour, pour les restes de
cette maison affligée, le même amour que les anciens Juifs
conservaient, dans leur captivité, pour les ruines de Jérusalem. »
Toutes ces allusions de Racine à des événements ou
à des personnages de son temps relèvent surtout de la
curiosité historique. Ce qu'il importe davantage de
marquer, c'est ce qui, dans les idées et les mœurs du
xvii° siècle, s'est imposé à Racine comme malgré lui et
à son insu.
Il ne faut pas oublier d'abord qu'au xvii^ siècle on no
102 RACINE
connaissait pas de costumes de théâtre proprement dits.
Les femmes portaient sur la scène une longue robe à
traîne" en soie ou en brocart, le grand manteau d'ap-
paral, des souliers de satin, un diadème à panache, le
tout agrémenté de dentelles, de diamants, de rubans
et de chaînes. Les hommes paraissaient en habit brodé.
avec une cuirasse de drap d'or ou d'argent, un élégant
baudrier d'où pendait l'épée, des ganis blanc^s à cré-
pines, une cravate de dentelle, un grand chapeau à
plumes qu'on tenait sous le bras ou à la main, de hauts
souliers à talon rouge et une énorme perruque. Kn réa-
lité, ce que la tradition imposait aux acteurs comme
aux actrices, c'était le costume de cour, mais encore
plus compliqué, surchargé de broderies et de clinquant.
Voilà qui explique, non point tout le IhéAtre di- Ha-
cine, mais certaines formes extérieures de ce théâtre,
l'aisance des conversations, le souci presque constant
des bienséances et la politesse des manières. On jxnir-
rait, il est vrai, citer bien des scènes violentes où se
montre à nu la passion. Mais justement, ce qui donne
tant de puissance et de relief à ces scènes-là, c'est
qu'elles contrastent avec le ton ordinaire du drame, où
tous les personnages ont des fai-ons de gens du monde.
En ce sens on peut reconnaître dans le théûtre de
Racine certains traits de la cour de Louis XIV.
Dans ses tragéilies, comme à Versailles, le j)enple
ne paraît pas. Les rois de Racine, comme le Itoi-
Soleil, croient à leur droit divin et à l'étiquette.
Ses confidents font songer à ces gentilshommes-ser-
vants, toujours perdus dans l'ombre d'un prince, uni-
quement préoccupés de l'accompagner, de l'annoncer,
de l'écouler. Ses héroïnes parlent volontiers de leur
rang, de leur naissance, comme les grandes dames du
xvn' siècle. Et si par hasard elles ne mouraient point
de leur amour comme Phi'dre ou Roxane, si elles ne
fiivaient pas au bout du monde comme Bérénice, elles
rejoindraient Junie chez les Vestales, comme au temps
de Louis XIV les illustres pécheresses se réfugiaient
LA SOCIÉTÉ DU XVll* SIECLE 193
au couvent. On peut retrouver tout cela dans Racine,
avec un peu de bonne volonté. Mais, après tout, ce sont
là de bien petits détails, qu'on découvre à la lecture par
un effort de réflexion, mais qui disparaissent à la scène
dans le mouvement du drame.
Le seul anachronisme choquant dans Racine, c'est
sa complaisance pour la galanterie compassée du temps
de Louis XIV, ou plutôt de la tradition théâtrale à cette
époque. Voltaire l'a remarqué dans son Temple du goût '
Racine observe les portraits
De Bajazet, de Xipharès,
De Britannicus, d'Hippolyte ;
A peine il distingue leurs traits.
Ils ont tous le même mérite:
Tendres, galants, doux et discrets.
Et l'Amour qui marche à leur suite
Les croit des courtisans français.
Voltaire a raison, et ce défaut nous choque encore
plus que lui. Cette galanterie banale a laissé des traces
dans quelques-unes des plus belles scènes de Racine.
Pyrrhus dit à Andromaque :
Je souffre tous les maux que j'ai faits devant Troie.
Vaincu, chargé de fers, de regrets consumé,
Brûlé de plus de feux que je n'en allumai,
Tant de soins, tantde pleurs, tant d'ardeurs inquiètes...
Hélas ! fus-je jamais si cruel que vous l'êtes !
Néron même ne parle pas autrement àJunie. Ce qui
est plus grave, cette imagination galante a égaré le
poète dans la conception même de plusieurs person-
nages, de son Antiochus, de son Xipharès, de son
Achille, de son Hippolyte. Je sais bien que de ces
amours épisodiques le poète a tiré souvent, par contre-
coup, et pour la peinture des passions jalouses, des
effets très dramatiques. Il n'en est pas moins vrai que
Racine a trop aisément accepté les traditions et le lan-
gage de la galanterie à la mode. C'est la seule partie
BACINE. 9
194 RACINK
de son Ihôàlre el de son style qui ait vieilli. Par là Jla-
cine a payé le tribut qu»» lout ('«crivain dramatique, bon
gré mal gré, paie à son temps.
Ainsi l'inlluence des mœurs ou de l'idéal amoureux
du xvu« siècle est cause du seul défaut grave de l\a-
cint». Au contraire, sa religion l'a hicn servi. On peut
suivre l'idée chrétienne dans Andr orna f/ue ci Ip/iif/énie,
coiniiit' dans Estlirr ou dans Alhalie. Le christianisme
alliancliil le drame de llacine de la fatalité ext«''rie.ure,
et par là le rend plus vivant, plus vrai, m^'me histori-
quement. L'homme n'est mené que par sa passion, il
est responsable des fautes et des crimes où elle l'en-
traîne. De là ce nouveau ressort dramatique que notre
poète excelle à manier : le remords.
Ce christianisme a une forme particulière. On sait
que Racine fut toute sa vie du parti de Port-Royal.
Son christianisme est le jansénisme : livré à ses seules
forces, l'homme ne peut qu'errer et pécher. Phèdre
montre la faiblesse de la nature humaine, son imjiuis-
sance radicale à accomplir le bien sans le secours de
la grâce. Aussi, quand Boileau eut porté la pièce au
])lus intrépide champion du jansénisme, le grand Ar-
nauld rendit cet oracle :
« 11 n'y a rien à reprendre au caractère de Phèdre, puisque
par ce caractère il nous donne cette grande leçon, que, lors-
qu'en punition de fautes précédentes Dieu nous abandomie
à nous-mêmes et à la perversilé de notre cœur, il n'est jxtint
d'excès où nous ne puissions nous porter, même en les détes-
tant. » [MémoircsàQ Louis Racine.)
L'idée janséniste de la faiblesse humaine, des con-
cessions trop nombreuses à la galanterie du xvn* siècle,
parfois le langage et les manières de Versailles, même
quelques allusions certaines à des événements de l'é-
po(jue : voilà ce qui, dans le théâtre de Racine, est du
temps où vivait l'auteur. — « C'est beaucoup, dira-
t-on, el il n'en faut pas plus pour défigurer des person-
nages et des sujets empruntés à l'histoire. » — Lob-
LA SOCIÉTÉ DU XYIl^ SIÈCLE IdÔ
jection serait juste et serait grave, n'était précisément
le système dramatique de Racine. Le poète attire notre
attention, non point sur l'extérieur du drame, mais
uniquement sur les caractères, sur l'âme humaine étu-
diée dans ses passions les plus générales à une époque
déterminée. Dès lors, peu importent le décor et le cos-
tume, et les manières et tout l'accessoire. On peut dire
que toujours Racine est exact et vrai, parce que la
psychologie est le tout de ses drames historiques.
CHAPITRE IV.
L'ART.
Dans nos littératures modernes, rien n'est plus voisin
de la perfection qu'un drame de Racine. C'est le pro-
duit rare d'un génie original et circonspect, toujours
égal à lui-même. C'est une entière convenance de l'in-
vention et de l'exécution, de l'expression et de l'idée.
C'est une harmonie singulière oîi concourent des qua-
lités opposées et souvent inconciliables : l'audace et le
goût, le coup de force et la mesure, le souci du détail
et la vue nette de l'ensemble.
HARDIESSE DE LA. CONCEPTION. — SIMPLICITE DES MOYENS. — HAR-
MONIE DE LA COMPOSITION.
La forme est si belle et si pure qu'on s'y complaît
d'abord et qu'il faut un retour sur soi-même pour
saisir toute l'originalité du fond.
Ce poète délicat fut un grand audacieux. Il a osé
mettre à la scène les fureurs d'Hermione et la passion
éperdue de Phèdre. Il n'a pas craint de peindre après
Tacite la Rome des Césars. De trois mots de Suétone,
sans presque rien ajouter, il a tiré une pièce en cinq
actes. Aux courtisans de Versailles il a fait accepter
198 RACINE
les tueries et les folies sensuelles du sérail de Constan-
tiuople. Kf plus lard, lui, le poète de Taniour, il osait
coiuj)osor des piiîces sans amour: en dialoguant (jud-
ques chapitres des Livres saints, il écrivait des drames
dii^nes de la Bible,
Cg qui étonne plus encore, c'est, dans ces créations
hardies, la pimpIi(;it(W)es moven«« C'est que justement
unedesaudaces de llacine est d'avoir résolument écarlé
de la Irai^édie tout convenu comme tout idéal, les êtres
d'exception, les aventures extraordinaires et l»'s senti-
ments guindés, pour en revenir à la nature, aux passions
communes et aux situations vulgaires. Il part de don-
nées si élémentaires, si universellement vraies, qu'elles
en sembleraient presque banales.
Transporter dans le cadre de la tragédie classique
les sentiments et les conditions de la vie ordinaire,
c'était renouveler entièrement le drame historique. A
vrai dire, Racine n'en conserve que le cadre tradi-
tionnel. D'abord il évite avec soin les sujets et les héros
du passé où il croit reconnaître quelque chose de trop
particulier ; il recherche au contraire ceux qui montrent
en jeu les passions éternelles. l*uis, il explique toujours
les actes de ses personnages par des mobiles purt-mcnt
humains. D'où cette conséquence, singulière en appa-
rence, mais très logique au fcmd et naturelle : cerlains
héros de Hacine, historifjuemi'ul, sont plus vrais chez
lui, ou, si l'on veut, plus vraisembluldcs que dans les
récits des auteurs anciens. Il n'y a plus ici ni surna-
turel, ni caprice du destin, ni fatalité extérieure : chez
Hacine, tout est tiré de l'Ame même. A cet égard, son
Androraaquc, sa Phèdre, son Néron, son Athalie,
sont des merveilles de restitution psychologique.
Mais un poète tragique n'est ni un archéologue ni
un historien. Il ne suflit pas que ses persoimages .soient
exacts et vrais ; il faut encore qu'ils soient mis au point
pour le public, c*est-à «lire qu'ils ne heurtent pas trop
les idées ou les préjugés des contemporains, Hacine
excelle dans ce travail de transposition. On a même
SIMPLICITÉ DES MOYENS 199
jug-é qu^il allait trop loin dans cette voie. Récemment
l'on s'est amusé à signaler dans ses drames de curieux
contrastes entre les actions ou les antécédents de ses
héros et leurs façons de gens du monde (1): Oreste^ qui
parle si galamment, a tué sa mère et va tuer Pyrrhus ;
la délicate fiancée d'Achille, comme une biche, va être
sacrifiée sur un autel ; Aricie a pour aïeule la Terre,
Thésée vient de rendre visite à Plulon, et Phèdre, la
Phèdre chrétienne de Port-Royal et du grand Arnauld,
est petite-fille du Soleil, fille de Minos et de Pasiphaé.^
Tout cela est juste : mais qui donc, pendant la repré-
sentation, y a jamais songé ? Il est certain que tous ces
contrastes disparaissent à la scène. C'est miracle, au
contraire, d'avoir pu rendre ces anciens ou ces orien-
taux si aisément intelhgibles aux gens du xvn® siècle,
sans jamais sacrifier l'essentiel de la vérité historique :
Racine y a réussi parce que son drame est tout psycho-
logique et parce que sa psychologie s'attache surtout à
démêler dans l'homme ce qu'il y a de permanent et
d'universel. Ces passions communes, présentées sous
le costume et l'extérieur du xvii* siècle, dans le cadre
exact d'un sujet historique, ne perdent rien de leur vé-
rité générale, gagnent en vraisemblance scénique, et
se détachent mieux en relief.
Les grands noms des héros et l'énergie des peintures
ne doivent pas faire illusion sur les moyens employés.
Ce que Racine étudie, ce sont bien les sentiments du
commun des hommes dans les conditions ordinaires de
la vie. Par là, il se rapproche évidemment des auteurs
comiques. En effet, sa poétique ne diffère pas de celle
de Molière. Bien souvent les ressorts du drame de
Racine sont ceux de la comédie. Par exemple, dans
la conduite de l'intrigue, on peut signaler de curieuses
analogies entre Mithridate et X Avare ^ entre Bajazet ou
Andr orna que et le Dépit amoureux de Molière ou les
Fausses confidences de Marivaux.
(1) Lemaître, Impressions de théâtre, 1" série, p. 78 et suir.
200 RACINK
Ct's moyens de comrdie produisent dans la tijif^rdie
de Racine un eiïel tout didérent, à cause du caractère
des personnages. Néron se cache pour épier la conver-
sation de Junie et de Hrifaiiiiicus. Le même Néion, un
peu plus tard, surprend iirilunnicus aux pieds de
Junie:
Prince, continuez des transports si charmants.
Je conçois vos bontés par ses remercienu'nls,
Madame : à vos genoux je viens de le surprendre.
Mais il aurait aussi quelque grâce à me rendre :
Ce lieu le favorise, et je vous y relions
Pour lui faciliter de si doux entretiens.
Voilà des scènes de comédie ; mais celui qui observe
derrière un rideau, celui qui trouble l'entretien îles deux
amants, c'est Néron, et la situation devient terrible. De
même dans Mithridate. Le héros, pour connaître les
vrais sentim'iits de Monime, feint de vouloir la marier
à Xipharès. Harpagon emploie la môme ruse avec son
fils. Mais Harpagon est un barbon ridicule et peu dan-
gereux, tandis que Mithridate est un des[»ote jaloux
et sanguinaire: il y va de la vie de Xipharès et de
Monime.
De plus, ces sentiments et ces situations ordinaires,
qui sont la matière de la comédie, deviennent éminem-
ment tragiques dans Uacine parce qu'il en tire tontes
les conséquences. Molière s'arrêtait à mi-chemin ;
Uacine va jusqu'au bout. L'homme le plus ridicule cesse
de l'être le jour où l'on n*connaît en lui un assassin ou
un fou. De même ici les moyens de comédie produisent
la terreur ou la pitié, parce qu'ils mènent au crime,
à la folie ou au suicide.
Des passions Racine fait sortir tout le drame. Il
conserve naturellement les quelques incidonls fournis
par l'histoire; mais il les prépare et b'sdtl'duit logique-
ment. Et tous ceux qu'il ajoute sont la conséquence
même des caractères.
HARMONIE DE LA COMPOSITION 201
De là cette puissante harmonie de la composition.
Aucun épisode, rien d'étranger à la passion, rien
d'extérieur à l'âme. Tout est contenu dans les données
initiales : au poète de l'en tirer, à force de logique.
Le développement du drame a la rigueur et la précision
élégante d'une démonstration géométrique.
Une fois le sujet choisi, le plan devient la préoccu-
pation dominante, on pourrait dire exclusive de Racine.
Il n'a jamais varié sur ce point. Dès l'âge de vingt-
deux ans, il écrivait :
« J'ai fait un beau plan de tout ce qu'il doit faire, et ,
ses actions étant bien réglées, il lui sera aisé après cela de
dire de belles choses. »
{Lettre à Le Vasseur, juin 1661.)
Telle fut, pendant toute sa vie, sa méthode de tra^ail.
Pour être sûr de ne point céder à l'inspiration et de ne
rien sacrifier à la forme, par défiance de sa facilité ni itu-
relle,il écrivait en prose le plan détaillé de sa pièce, i de
par acte, scène par scène. Racine, nous dit son fils
Jean-Baptiste,
« Racine forma encore le projet de quelques tragédie «s,
dont il n'est resté dans ses papiers aucun vestige, si ce n'est
le Plan du premier acte d'une IpMgéme en Tauride. Ce plan
n'a rien de curieux, si ce n'est quil fait connaître de quelle
manière Racine, quand il entreprenait une tragédie, dispo-
sait chaque acte en prose. Quand il avait lié toutes les
scènes entre elles, il disait : « Ma tragédie est faite », comp-
tant le reste pour rien. »
Il n'écrivait pas un seul vers avant qu'il n'eût rénissi à
enchaîner logiquement toutes les scènes, à toutdéduire
des caractères, depuis l'exposition jusqu'au dénoue-
ment. S'il rencontrait des difficultés insurmontables, il
abandonnait résolument son sujet pour en chercher un
autre :
< J'entendais dire à M. Racine, qui ne me refusait point
202 RACINK
ses bons avis, qu'il avait été longtomps à se détormiiKT
entre Ipliigthve sacrifu^e ot Iphigrtiir anrri finnlc , et qu'il ni'
s'était déclaré en faveur ue la preiniére qu'après avoir
connu que la seconde n avait point de vuitirrf ponr un rin-
nuirme acte. »
(La Grange-Chancel, Préface de la tragédie Orrsle et Pi/hidr.)
Même sa pièce achevée, Hacinc était pris de scrupule
à propos de tel ou tel détail qui lui semblait rompre
l'ordonnance du drame. [1 consultait ses amis et cor-
rigeait sans se lasser. Au monieiil où il metlail la d«'r-
nière main à Esther^ il écrivait à M"* de Maintenon
(iG88):
« Mon Fsther est maintenant terminée, et j'en ai revu
l'ensemble d'après vos conseils, et j'ai fait de moi-même
plusieurs chanj^oments qui donnent plus de vivacité k la
marche de la pièce. Le tour que j'ai clioisi pour la fin du
Prolof;ue est conforme aux observations du Roi. M. Hoilcau-
Dcsprèaux m'a l)eaucoup encoura};é à laisser maintenant [c.
dernier acte tel qu'il est. Pour moi , madame, je ne ref^.ir-
derai {'/..'sllicr comme entièrement achevée que lorsque
j'aurai eu votre sentiment définitif et votre critique. »
Rien de plus savamment construit que ces pièces de
Racine, où tout paraît si simple, si naturel. Chacune
de ses tragédies est comme un organisme complet, où
le moindre détail a sa fonction et concourt à l'harmonie
de l'ensemble.
Ce drame racinien, tout psychologique, est parfait
en lui-même. On peut seulement en trouver la c(m-
ception un peu étroite; il laisse trop résolument de
côté le monde extérieur pour ne s'attacher qu'aux
caractères. Racine lui-même en avait conscience, puis-
qu'en finissant il a {axl A f/ialie, un chef-d'œuvre unique
en son théâtre par la richesse des horizons, par la con-
cordance de l'action et des caractères avec le décor, la
musique et le chant. C'est la même conception du
théâtre, mais ici le drame racinien est élargi et com-
plété, transporté du monde abstrait des âmes dans ia
réalité concrète.
LA LANGUE ET LE STYLE 203
n
LA LANGUE ET LE STYLE
Tel nous venons de voir Racine dans la conception
et ragencement du drame, tel il se montre dans sa
langue el dans son style. Ce que nous allons trouver ici,
c'est encore un grand respect de l'art, beaucoup de
hardiesses, mais des hardiesses voilées et contenues,
le sentiment de la mesure, un goût presque impec-
cable, de puissants effets obtenus avec une remar-
quable simplicité de moyens.
La langue de Racine, en ses éléments, n'est que la
langue générale de la seconde moitié du xvu® siècle.
En cela le poète n'apporte rien de nouveau: il se con-
tente d'éliminer, de choisir, de combiner.
11 s'interdit toute expression qui n'est point d'un
usage courant. Même sa correspondance familière
atteste une scrupuleuse attention dans le choix des
termes. Plusieurs fois il reproche à son fils d'employer
des mots nouveaux, d'apparence exotique. Il lui écrit
un jour (16 mai 1698) ;
« Votre relation du voyage que vous avez fait à Amster-
dam m'a fait un très grand plaisir. Je ne pus m'empêcher
de la lire hier, chez M. Le Verrier, à M. de Valincour et à
M. Despréaux, qui m'ont fort assuré qu'elle ies avait di-
vertis. Je me gardai bien, en la hsant, de leur hre l'étrange
mot de tentaiif, que vous avez appris de quelque Hollan-
dais, et qui les aurait beaucoup étonnés. »
Racine paraît même un peu sévère, quand il condamne
certaines expressions qui sont aujourd'hui universel-
lement admises. Par exemple, il dit à son fils (24
septembre 1691):
« Vous me faites plaisir de me mander des nouvelles ;
204 RACINE
mais proiio/. gardo de ne les p.is prendre dans les gazelles
de Hollande ; car, outre que nous les avons comme vous,
vous y pourriez apprendre certains termes qui n<> valent
rieu, comme celui de recruter dont vous vous servez, au
lieu de quoi il faut dire faire des recrues. »
Ici se marque bien la préoccupation constante du
poète en fait de lanj;age: s'en tenir aux termes usités à
Paris dans les conversations entre honnêtes gens.
Racine emploie toujours les mots dans leur signifi-
calion ordinaire. Mifhridate détruit, Néron ytaissoftt, le
bruit de ma faveur, toutes ces expressions où l'on a
voulu voir des hardiesses de sens, se retrouvent dans
beaucoup d'auteurs du xvi* et du xvn* siècle. Ce n'est
point dans la signitication des termes qu'il faut cher-
cher l'originalité de la langue de Racine: elle est tout
entière dans le tour, dans l'alliance ou la combinaison
des mots.
Il aime le latinisme. Par exemple, il dira : commettre
Tpouv con/ier; affliger pour accabler \ affecter pour re-
chercher ; admirer pour s'étomier. Mais il n'y a pas à
s'y arrêter: tout le monde au xvii° siècle en usait ainsi.
Sur d'autres points, Racine s'écarte de plusieurs de ses
contemporains. Dans ses tragédies il s'interdit les termes
archaïques ou de métier, les expressions populaires. Il
les connaissait fort bien pourtant, et il s'en sprt volon-
tiers dans ses lettres. Même, dans ses Plaideurs, il en a
tiré beaucoup d'eiïets comi(jues. Par exemple, dans le
monologue de l*etit-Jean, il s'amuse à eulasser les pro-
verbes et les locutions populaires:
Ma foi ! sur l'avenir bien fou qui se fiera :
Tel qui rit vendredi, dimanche pleurera.
Un juge, l'an passé, me prit à son service;
Il mavail fait venir d'Amiens pour être suisse.
Tous ces Normands voulaietit se divertir de nous :
On apprend à linrler, dit l'autre, avec les loups.
lonl l'icard que j elais, j'étais un bon apAlre,
Et je faisais claquer mon fuuel tout comme un autre.
Tous les plus gros monsieurs me parlaient chapeau l)as ;
« Monsieur de Petit-Jean, » ah I gros comme le bras I
LA LANGUE ET LE STYLE 205
Mais sans argent l'honneur n'est qu'une maladie.
Ma foi, j'étais un franc portier de comédie :
On avait beau heurter et m'ôter son chapeau,
On n'entrait pas chez nous sans graisser le marteau.
Point d'argent, point de suisse, et ma porte était close.
Ailleurs il accumule les termes de chicane, ce dont il
s'excuse d'ailleurs dans sa préface. Mots techniques,
archaïques ou populaires, rien de tout cela ne paraît
dans les tragédies.
Mais que l'on n'aille point, d'après ces scrupules et
ce respect de la langue courante, faire de Racine un
puriste. Dans le choix des termes il est infiniment moins
exclusif que la plupart des auteurs tragiques de son
temps et surtout du xvm° siècle. Il a conservé dans ses
pièces beaucoup d'expressions qu'on proscrivait d'or-
dinaire, et ses contemporains le lui ont reproché. Sui-
vant d'anciens critiques, il n'aurait fait accepter le mot
chiens dans Athalie qu'à la faveur d'une épithète :
Que des chiens dévorants se disputaient entre eux.
Or le même mot chiens se lit ailleurs dans la même
pièce, et sans adjectif :
Dans son sang inhumain les chiens désaltérés ;
ou encore :
Les chiens, à qui son bras a livré Jézabel...,
Déjà sont à ta porte, et demandent leur proie.
Racine n'a jamais craint le mot propre: il sait appeler
un chien un chien. Même il condamne expressément la
théorie du style noble. Un jour, il querella Boileau à ce
sujet:
« En lisant cet endroit (de Denys d'Halicarnasse), je me
suis souvenu que, dans une de vos nouvelles remarques,
vous avancez que jamais on n'a dit qu'Homère ait employé
un seul root bas. C'est à vous de voir si cette remarque de
206 RACINK
Denys d'Halicarnasse n'est point contraire à la vAfre, et s'il
n'est point à craindre qu'on vionne vous cliicaner lii-
dessus...
« J'ai fait réflexion aussi qu'a?* lieu de dire que le vint d\'me
est eu (firr un mot trrs vohlr, vous pourriez vous eonicnirr de
dire que c'eut vn mot qui na rien (te bas, et qui est comme
celui de cerf, de cheval, de brebis, etc. Ce très noble mo
parait un peu trop fort. »
(Lettre à Boileuu, 1G03.)
Voilà qui est clair, semblc-t-il; et ce ne sont pas là
des théories de circonstance. E^videmment Racine évi-
tait au théAtre un certain nombre de termes familiers
ou populaires qu'il employait couramment dans ses
autres œuvres; mais le vocabulaire de ses tragédies est
encore prodigieusement riche, si on le compare à celui
des tragédies de Voltaire.
En somme, la langue du théâtre de Racine est sim-
plement celle de la bonne compagnie au temps de
Louis XIV. Le poète n'admet que les mots d'un usage
courant, mais, de ceux-h\, il n'en proscrit aucun. Il
manie le vocabulaire commun avec une admirable
sûreté, et l'on n'a jamais poussé plus loin l'exacte pro-
priété des termes.
Tout l'elTort de Racine s'est porté sur la mise ec
œuvre des éléments ordinaires de la langue, sur le
sfvle.
Dans l'arrangement du détail, il a toujours montré la
conscience et le scrupule des grands artistes. H sélait
formé à l'école des Grecs, et c'est tout dire. Il ne se
lassait point de relire ses classiques: il soulignait dans
le texte ou notait en marge les expressions qui le frap-
paient. Bien souvent dans ses tragédies il s'en est .sou-
venu, et presque toujours avec bonheur. Surtout, dans
ce commerce constant avec les vieux maîtres du beau
langage, Euripide ou Sophocle, Virgile ou Tacite, il
apprenait la secrète harmonie de la forme et du fond
Toujours il eut le tourment de la perfection, li sou-
mettait à ses amis tout ce qu'il écrivait, profilant des
^^h:^
RACINE.
Reproduction du Miisée de Tersailhs.
LA LANGUE ET LE STYLE 209
conseils, se corrigeant sans relâche. Dès le temps de son
séjour à Uzès, il écrivait à La Fontaine (4 juillet 1662):
« Je vous prie de me renvoyer cette bagatelle des Bains
de Vé77vs ; ayez la bonté de mander ce qu'il vous en semble;
jusque-là je suspends mon jugement : je nose rien croire bon
ou mauvais que vous n'y ayez pensé auparavant. »
Plus tard, après tant de victoires au théâtre, il adres-
sait au Père Bouhours le manuscrit de Phèd?'e, avec ces
mots :
t Je vous envoie les quatre premiers actes de ma tra-
gédie, et je vous envolerai le cinquième, dès que je Taurai
transcrit. Je vous supplie, mon Révérend Père, de prendre
la peine de les lire, et de marquer les fautes que je puis avoir
faites contre la langue, dont vous êtes un de nos plus excel-
lents maîtres.
« Si vous y trouvez quelques fautes d'une autre nature,
je vous prie d'avoir la bonté de me les marquer sans in-
dulgence. Je vous prie encore de fairç part de cette lecture
au Révérend Père Rapin, s'il veut bien y donner quelques
moments. »
Mais, pour Racine, le conseiller par excellence, ce fut
Boileau. Le satirique a dû revoir en détail toutes les
tragédies de son ami, comme nous pouvons encore
constater qu'il a revu et corrigé le manuscrit de ïfJis-
taire de Fort-Royal. La correspondance des deux poètes
nous fournit, entre autres, une preuve frappante de
leur confiance réciproque et de leur scrupule infini.
Racine venait d'écrire ces belles strophes de son
deuxième Cantique spii^ituel:
De quelle douleur profonde
Seront un jour pénétres
Ces insensés qui du monde.
Seigneur, vivent enivrés.
Quand par une fin soudaine
Détrompés d'une ombre vaine
Qui passe et ne revient plus,
210 RACINE
Leurs veux du fond de l'ahîmo
Près de ton trc'inc sublime
Verront briller les élus !
« Infortunés que nous sommes,
Où s'égaraient nos esprits?
Voilà, diront-ils, ces li(tmmcs,
Vils objets de nos mi-pris.
Leur sainte et pénible vie
Nous parut une folie ;
Mais aujourd'hui triomphants,
Le ciel <-hanle leur louani^e,
Et Dieu lui-même les range
Au nombre de ses enfants.
« Pour trouver un bien fragile
Qui nous vient d'être arraché,
Par quel chemin dillicile.
Hélas ! nous avons marché !
Dans une roule insensée
Notre âme en vain sest lassée,
Sans se reposer jamais,
Fermant l'œil à la lumière
Qui vous montraitla carrière
De la bienheureuse paix.
« De nos attentais injustes
Quel fruit nous est-il resté ?
Où sont les litres augustes
Dont notre orgueil sest flatté ?
Sans amis et sajis défense,
Au trône de la vengeance
Appelés en jugement,
Faibles et tristes victimes.
Nous y venons de nos crimes
Accompagnés seulement. »
Boileau, prié d'examiner ces strophes, lit quelques
observations de détail. Voici la réponse de Uacine:
'< A Fontainebleau, le 3<= octobre 1094.
« Je vous suis bien obligé de la promptitude avec laquelle
vous m'avez fait réponse. Comme je suppose que vous n'avez
pas perdu les vers que je vous ai envoyés, je vais vous dire
mon sentiment sur vosdifIicultés,eten même temps vous dire
LA LANGUE ET LE STYLE 211
plusieurs changements que j'avais déjà faits de moi-même.
Car vous savez qu'un homme qui compose fait souvent son
thème en plusieurs façons.
Quand, par une fin soudaine,
Détrompés d'une ombre vaine
Qui passe et ne revient plus.
J'ai choisi ce tour, parce qu'il est conforme au texte, qui
parle de la fin imprévue des réprouvés, et je voudrais bien
que cela fût bon, eL que vous pussiez passer et approuver
par une fin soudaine, qui dit précisément la chose. Voici
comme j'avais mis d'abord :
Quand, déchus d'un bien frivole
Qui comme l'ombre s'envole
Et ne revient jamais plus.
Mais ce jamais me parut un peu mis pour remplir le vers,
au lieu que qui passe et ne revient plus me semblait assez
plein et assez vif. D'ailleurs j'ai mis à la 3^ stance : Potir
trouver un bien fragile, et c'est la même chose qu'un bien
frivole. Ainsi tâchez de vous accoutumer à la première
manière, ou trouvez quelque autre chose qui vous satis-
fasse. Dans la 2<^ stance :
Misérables que nous sommes,
Où s'égaraient nos esprits ?
infortunés m'était venu le premier, mais le mot de misérables,
que j'ai employé dans/*/?èo?re, àqui jel'ai mis dans la bouche,
et que 1 on a trouvé assez bien, ma paru avoir de la force
en le mettant aussi dans la bouche des réprouvés, qui s'hu-
milient et se condamnent eux-mêmes. Pour le second vers
j'avais mis :
Diront-ils avec des cris.
Mais j'ai cru qu'on pouvait leur faire tenir tout ce discours
sans mettre diront-ils, et qu'il suffisait de mettre à la fin :
Ainsi d\ine voix plaintive , et le reste, par où on fait enten-
dre que tout ce qui précède est le discours des réprouvés. Je
crois qu'il y en a des exemples dans les Odes d'Horace.
Et voilà que triomphants.'.
Je me suis laissé entraîner au texte : Ecce quomodo com-
putali sunt inter filios Dei ! Et j'ai cru que ce tour marquait
212 RACINE
mieux la passion ; car j'aurais pu mpllro : El inaintmant
triompfinnix, etc.
« Dans la 3* stance :
Qui nous moBtrait la carrière
De la bienheureuse paix.
On dit la carrière de la gloire, la carrière de Vhoimenr
c'est-à-dire par où on court à la gloire, à l'honneur. Voyez
si l'on ne pourrait pas dire de même la carrière de la
hieuhcitreuse paix. On dit m(lme la carrière de la verlu.
Du reste, je ne devine pas comment je le pourrais mieux
dire....
« Je vous conjure de m'envoyer votre sentiment sur tout
ceci. J'ai dit franchement que j'attendais votre criti(|ue
avant que de donner mes vers au musicien, et je l'ai dit à
M""" de Maintenon, qui a pris de là occasion de me parler de
vous avec beaucoup d'amitié... »
Cette lettre, mieux que tous les développements,
montre comment Racine comprenait son métier do
poète.
Chez un écrivain si consciencieux, on n'est pas
surpris de constater le progrès continu du style. Quand
il composait sa Nymphe de la Seine, Racine n'était
encore qu'un bel esprit; mais plus lard, à deux reprises,
en 1G66 e' 1571, il retoucha son ode, dont les nom-
breuses variantes attestent un goût de plus en plus sûr.
Dans la Thébaide, l'expression est nette et le vers har-
monieux, maison sent trop l'imitation de Corneille et
de Rolrou. Dans Alexandre se montrent les qualités
essentielles du style de Racine : la pureté, l'harmonie,
la justesse du coloris, rimaL,Mnalion du détail; avec cela,
un peu de monotonie et d'emphase. Nous arrivons à la
période des chefs-d'œuvre. iVesque dans chacun d'eux
se révèle quelque nouveau mérite de forme : dans
Andromof/ue, l'audace et la vivacité du tour; dans les
Plaideurs, la fantaisie et la souplesse ; âaus Britanjiiciis^
la vigueur, le trait, la richesse du coloris, la période;
dans Bérénice, l'élégance familière; dans linjnzft,
l'énergie toujours harmonieuse et sobre; dans .V////ri-
LA LANGUE ET LE STYLE 213
date et dans Iphigéiiie, la magnificence des périodes
et la grâce ; dans Phèdre^ le mouvement, l'éclat, et une
extraordinaire variété. Dans les pièces composées pour
Saint-Gyr, ce sont les mêmes qualités, avec un élément
nouveau, l'image biblique, un peu adoucie. Esther est
une merveille d'élégance sobre et d'harmonie. Dans
Athalie se rencontrent toutes les audaces et toutes les
grâces de Racine ; mais ce qui domine, c'est l'énergie,
la précision et la couleur. Le poète semblait avoir
atteint la perfection de son art. Pourtant il rêvait mieux
encore. Dans les dernières années de sa vie, il avait
préparé une nouvelle édition de ses tragédies oii étaient
corrigées bien des expressions et bien des rimes. Mais,
peu de jours avant sa mort, par abnégation chrétienne,
il jeta l'exemplaire au feu.
Dans tout ce qu'a écrit Racine, ce qui frappe d'abord,
c'est l'absence presque complète de défauts : jamais
d'impropriété, d'obscurité, de négligences, d'expres-
sions faibles. Les qualités fondamentales y sont la sim-
plicité, la soHdité, la précision,' l'élégance, le goût,
ITia'rmonie, La phrase est souvent un peu courte, mais
à l'occasion elle devient très ample et très forte. Pour
peu que le sujet s'y prête, on voit intervenir les qualités
brillantes, la vivacité, Tesprit, l'éclat, la sensibilité,
l'imagination. Avec une surprenante souplesse, ce
style semble se renouveler suivant la circonstance ou
le genre.
Racine est un grand prosateur. Même dans ses dédi-
caces, il sauve la banalité de la louange par le tour
spirituel. Dans ses préfaces, l'expression est étonnante
de justesse et de sobriété, avec cela, vive et mordante.
Ses pamphlets contre Port-Royal sont dignes des Pro-
vinciales par l'entrain, la verve, la raillerie toujours de
bon ton. Ses discours académiques et ses ouvrages
historiques ne sont pas moins remarquables par la
netteté de la phrase, par la variété, par la vivacité du
tour ou l'harmonie de la période. Sa correspondance
est charmante de simplicité; c'est un mélange exquis
2Î4 RACINR
de sérieux et d'enjouement, de bonhomie et de tenue ;
souvent de l'esprit, jamais de recherche. Et, dans tous
les genres, celte prose de Racine est d'autant plus belle
qu'elle reste toujours de la vraie prose, sans rien du
poète.
Le style du prosateur se retrouve dans l'œuvre dra-
matique, aussi souple, aussi solide et aussi varié, mais
plus riche, et relevé par les dons les plus brillants de
l'imairination.
Il faut pourtant commencer par signaler un d»'»faut,
le même que nous avons déjà rencontré dans l'étude du
drame. Racine n'a point su se défendre contre le jargon
de la galanterie à la mode. Par exemple, Orestc dit à
Hermione :
Madame, c'est à vous de prendre une victime
Que les Scythes auraient dérobée à vos coups.
Si j'en avais trouvé d'aussi cruels que vous.
A quoi Hermione répond avec beaucoup de sens :
Quittez, seigneur, quittez ce funeste langage:
A des soins plus pressants la Grèce vous engage.
Que parlez-vous au Scythe et de mes cruautés ?
Les jeunes premiers de Racine ont un faible pour ce
langage de convention. Quelquefois, mais beaucoup
plus rarement, les femmes mômes parlent comme ces
héros galants. Ecoutez cet entretien d'Œnone et de l'iiè-
dre :
Songez qu'une barbare en son sein l'a porté.
— Quoique Snjthe et barbare^ elle a pourtant aimé.
— lia pour tout le sexe une haine fatale.
On connaît ce jargon des amoureux du xvu* siècle.
La femme est comparée à une place forte. L'amant se
prépare à Vassaut. S'il est aim»', il devient le vainqueur.
11 rend les armes, il subit un Juuy, il est captifs il reçoit
LA LANGUE ET LE STYLE
une blessure^ il a pour tyrans les yeux de sa belle, et se
range à ses lois. La maîtresse est une cruelle., une inhii-
inaine. Si elle a quelque heureuse faiblesse pour Tamant,
elle couronne sa flamme ou ses feux ; car on bride pour
elle. Ou bien encore, la femme est une idole : on idolâ-
tre les divines princesses^ leurs diviîis appas ; leurs yeux
sont des dieux. Voilà comment parlent trop souvent les
amoureux de Racine. Et ces façons nous choquent, mal-
gré toute l'élégance de la forme. C'est là tout ce qu'il y
avait d'artificiel, et c'est là tout ce qui a vieilli, dans le
style de Racine. Sur tout le reste il n'y a qu'à admirer.
Comme écrivain dramatique, la grande originalité de'
Racine est d'avoir rompu avec les traditions du style à
panache. Il ne croit pas qu'il y ait une langue particu-
lière au théâtre : il dit cheval aussi bien que coursier,
couteau et 7nors aussi bien que fer et frein. Il a relative-
ment peu d'antithèses, de comparaisons et d'inversions.
Il évite en général les grandes périodes ; il raille l'abus
qu'on en faisait à Port-Royal :
« Retranchez-vous donc sur le sérieux. Remplissez vos
lettres de longues et doctes périodes. Citez les Pères. Jetez-
vous souvent sur les injures, et presque toujours sur les anti-
thèses. Vous êtes appelé à ce style. 11 faut que chacun suive
sa vocation. » (Lettre à l'auteur des Imaginaires.)
Même il ne veut point de cette « justesse grammati-
cale qui va jusqu'à l'affectation. » Il transporte sur la
scène l'aisance familière, la simplicité, le naturel, même
les hardiesses et les incorrections apparentes de la con-
versation.
Mais de ces termes usuels et de ces tours familiers il
tire bien des effets originaux.
Il excelle dans les rapprochements inattendus, dans
les alliances de mots. 11 a fréquemment de l'imprévu
dans l'épilhète : « l'Orient désert » — « offense long-
temps nouvelle » — « honneurs obscurs » — « déserts
peuplés de sénateurs » — « fidèle en ses menaces ».
11 a des compléments d'une heureuse témérité : « boire
216 RACINE
\'A juir. » Ces audaces d'expression donnent un singu-
lier relief à des vers comme ceux-ci :
L'autel
On je vais \o\is jurer un si/ence éternel...
N'en attendez jamais qu'une paix Sdufjuiunire..,
Qui tdus auraient brigué V honneur di l'nrilir...
Sa réponse esldirtre, et même son silcnre...
M'avez-vous sans p'ii'ié relégué dans ma cour ?...
Il hait à cœur ouvert...
Dans ces ingénieux rapprochements, chaque motcon-
serve son sens précis. Ce souci de l'exactitude va quel-
quefois jusqu'au réalisme. Dans son Histoire de Porf-
liof/al^ à propos du miracle de la Sainte Epine, Racirie
décrit les plaies de M"® Perrier avec une crudité de
praticien :
« Il y avait à Port-Royal de Paris une jeune pensionnaire
de dix à onze ans, nommée M"" Perrier. fille de M. Perrier,
conseiller à la cour des aides de Clermont , et nièro de
M. Pascal. Elle était affligée depuis trois ans et demi dune
fistule lacrymale au coin de l'œil gauche. Cette fistule,
qui était fort grosse au dehors, avait fait un fort grand
ravage en dedans. Elle avait entièrement carié l'os du nez,
et percé le palais, en telle sorte que la matière qui en sortait
à tout moment lui coulait le long des joues et par les
narines, et lui tombait même dans la gorge. Son œil s'était
considérablement apetissé ; et toutes les parties voisines
étaient tellement abreuvées et altérées par la fluxion, qu'on
ne pouvait lui toucher ce côté de la tête sans lui faire beau-
coup de douleur. On ne pouvait la regarder sans une espèce
dliorreur; et la matière qui sortait de cet ulcère était d'une
puanteur si insupportable que, de l'avis même des chirur-
giens, on avait été obligé de la séparer des autres pension-
naires, et de la mettre dans une chambre avec une de ses
compagnes beaucoup plus âgée qu'elle, en qui on trouva
assez de charité pour vouloir bien lui tenir comiagnie. »
Sa conception du théâtre ne se prêtait guère à des
descriptions de ce genre. Pourtant certains passages
de ses tragédies sont encore singulièrement réalistes.
Dans Phèdre :
LA LANGUE ET LE STYLE 211
Il veut les rappeler, et sa voix les effraie ;
Ils courent : tout son corps nest bientôt qu une plaie...
De son généreux sang la trace nous conduit ;
Les rochers en sont teints ; les ronces dégouttantes
Portent de ses cheveux les dépouilles sanglantes ;
et dans Athalie:
Et moi je lui tendais les mains pour l'embrasser ;
Mais je n'ai plus trouvé qijCun horrible mélange
D^os et de chairs meurtris et traînés dans la fange.
Des lambeaux pleins de sang et des membres afjfreux
Que des chiens dévorants se disputaient entre eux.
Ce goût de la précision n'abandonne presque jamais
Racine dans le choix de l'image. Ses métaphores sont
ordinairement d'une frappante justesse. En voici un
bel exemple dans Andromaque :
D'un amour qui s'éteint c'est le dernier éclat.
Racine a même des vers pittoresques. Dans Iphiyé-
7iie :
Déjà le jour plus grand nous frappe et nous éclaire ;
dans Athalie :
Et du temple déjà l'aube blanchit le faîte ;
et àsins Mithridate :
Vous y pouvez monter,
Souveraine des mers qui vous doivent porter.
Ailleurs ce sont de vrais tableaux qui parlent aux
yeux. Voici une fête de la Rome impériale :
Ces flambeaux, ce bûcher, cette nuit enflammée,
Ces aigles, ces faisceaux, ce peuple, cette armée,
KACI^E. 10
218 RACINE
Celle Ittule do niis, ces cuiisiils. ce sciial,
(Jui tous do mon amant eiiii)runlai«Mil Icnr éclat ;
Celte pourpre, cet or, (juo rehaussait sa j^loire,
Kl ces lauriers cncor témoins de sa victoire ;
Tous ces yeux (ju'on voyait venir de toutes parts
Confondre sur lui seul leurs avides regards.
Il faut bien mentionner aussi le récit de la mort
d'lli[)polyte, qui est peu en situation, mais qui est une
merveille de style pittoresque et color<^.
Alliances de mots, justesse de la métapliore, préci-
sion pittoresque et réaliste, ce sont là des beautés
de détail. Ce qu'il faut noter surtout, ce sont deux
procédés de style, qui sont ordinairement du domaine
de la comédie, mais qui cliez Racine deviennent émi-
nemment dramatiques: l'emploi des vers familiers, et
l'ironie.
Après une période soutenue ou dans une crise de
passion, il aime à jeter une phrase toute familière, qui
se détache avec d'autant plus de relief. Ainsi, dans
Jif'iUmnicus, au milieu de scènes émouvantes, on trouve
des vers comme ceux-ci :
Ma mère a ses desseins, madame, et j'ai les miens...
.le vous ai déjà dit que je la répudie...
Ma place est occupée, et je ne suis plus rien...
Dans Bérénice:
Quand nous serons partis, je te dirai le reste...
Voyez-moi plus souvent, et ne me donnez rien...
Dans Athalie :
Mais nous nous reverrons. Adieu ! Je sors contente,
J'ai voulu voir, j'ai vu.
L'ironie produit chez Racine d'admirables eiïels do
terreur. On en trouve des exemples dans presque
LA LANGUR ET LE STYLE 219
toutes ses trag-édies. Telle est, après la mort de Britan-
nicus, la réponse de Néron à sa mère :
Moi ! voilà les soupçons dont vous êtes capable.
Il n'est point de malheur dont je ne sois coupable.
Et, sil'on veut, madame, écouter vos discours,
Ma main de Claude même aura tranché les jours.
Son fils vous était cher, sa mort peut vous confondre ;
Mais des coups du destin je ne puis pas répondre.
Telle est encore l'ironie menaçante de Glytemnestre :
Venez, venez, ma fille, on n'attend plus que vous ;
Venez remercier un père qui vous aime.
Et qui veut à l'autel vous conduire lui-même ;
ou celle de Roxane prête à ordonner le supplice
d'Atalide et de Bajazet :
Loin de vous séparer, je prétends aujourd'hui
Par des nœuds éternels vous unir avec lui :
Vous jouirez bientôt de son aimable vue.
Mais le chef-d'œuvre du genre est peut-être encore cetto
réponse d'Hermione à Pyrrhus :
Seigneur, dans cet aveu dépouillé d'artifice.
J'aime à voir que du moins vous vous rendiez justice,
Et que, voulant bien rompre un nœud si solennel.
Vous vous abandonniez au crime en criminel.
Est-il juste, après tout, qu'un conquérant s'abaisse
Sous la servile loi de garder sa promesse ?...
Me quitter, me reprendre, et retourner encor
De la fille d'Hélène à la veuve d'Hector;
Couronner tour à tour l'esclave et la princesse ;
Immoler Troie aux Grecs, au fils d'Hector la Grèce »
Tout cela part d'un cœur toujours maître de soi.
D'un héros qui n'est point esclave de sa foi.
Tels sont les procédés ordinaires du style de Racine.
Ce n'est pas qu'à roccasion on ne trouve chez lui autre
220 RACINE
chose; piir exemple, des vers senlenlinix ;i la ra(;oii de
Corneille :
Ouel(iues criinos toujours précèdoiit les grands crimes;
Ouict)n(juc a pu franchir les bornes lègilinies
Peut violer enfin les droits les plus sacrés :
Ainsi que la vertu, le crime a ses degrés ;
ou des dialogues qu'on dirait de l'auteur du Cid, comme
la scène de défi entre Néron et Brilannicus. Mais ce
sont là des exceptions dans Racine. Dans la plupart de
ses drames, rien ne se détache aisément, C«' (jui le
caractérise entre tous, c'est l'audace qui se dissimule,
la simplicité, l'élégance continue. Les traits les plus
hardis sont amenés naturellement, sans aucune sur-
charge de coloris, mais au contraire par une dégrada-
lion insensible de la lumière. Dans ce style, tout en
demi-teintes, pas de surprises ni de brusqueries ; c'est
une harmonie très savante, très simple en ses élé-
ments et pourtant très riche de tons, où tout est à sa
place sans que rien attire l'œil par un relief trop
accusé.
LE RYTHME.
Il en est de la versification de Racine comme de son
style : c est la même élégance, la même sûreté de goût,
la môme tran^iuillilé d'audace, la môme simplicité de
movens, la même variété dans la même harmonie.
Racine était né poète lyrique : il a commencé par
des odes, il a fini par les chœurs de ses tragédies bi-
bliques et par les Cantir^iies spirituels. Jusque dans le
maniement de l'alexandrin il a montré une souplesse
et des habiletés de lyrique.
Il n'aintroduitaucunélémenl nouveaudans le rythme.
LE EYTHME
Et cependantil ainnové beaucoup, à force d'ingénieuses
combinaisons. Au grand vers de douze syllabes il a su
donner une aisance, une harmonie et une variété sin-
gulières.
On a remarqué de nos jours que l'alexandrin parait
faible ou devient lourd, s'il renferme moins de quatre
ou plus de cinq syllabes accentuées. Racine, sans pro-
bablement s'en douter, a presque toujours observé cette
loi. Par exemple, voici un vers à cinq accents :
Lejowrn'est ^3as plus fur que le fond de mon cœur.
Généralement le vers racinien n'en renferme que
quatre :
VEiQTnd est son nom; le monàe. est son ouivage,
Il entend les soupirs de Vhumhle qu'on ouvrage,
Juge tous les mortels avec d'égales lois,
Et du haut de son trône interroge les rois.
Deux des accents occupent nécessairement une place
déterminée : le sixième et le douzième pied. Mais les
autres sont mobiles ; et c'est un grand élément de va-
riété dans la cadence de l'alexandrin. Dans ce jeu des
syllabes accentuées Racine a excellé d'instinct.
Il rime plus richement qu'aucun de ses contempo-
rains. On peut citer dans son théâtre de longs morceaux
oii ne paraissent guère que des rimes riches, par exem-
ple dans les premières scènes du troisième acte de Bri-
tannicus.
Naturellement, comme chez tous nos poètes classi-
ques, le vers est toujours coupé à l'hémistiche. Quand
il n'a pas d'autres césures, il a beaucoup d'ampleur et
de sonorité : c'est le rythme par excellence de la pé-
riode. Comme c'est la physionomie ordinaire de l'a-
lexandrin, il n'y aurait pas à s'y arrêter, si de cette
coupe monotone Racine n'avait souvent tiré des effets
curieux. Il s'en sert, par exemple, quand il veut peindre
le silence de l'aurore :
BACINE
A peine un faible jour vous éclaire et me guide,
Vos yeux seuls et les miens sont ouverts dans TAulide.
Avez-vous dans les airs entendu «pieNjue bruit ?
Les vents nous auraient-ils exauces cette nuit?
on rimmobilité d'une mer calme :
Le vent qui nous flattait nous laissa dans le port.
Il fallut s'arrêter, et la rame inutile
Fatigua vainement une mer immobile ;
ou la langueur de IMiôdre :
Je ne me soutiens plus ; ma force m'abandonne.
Ordinairement Racine donne à l'alexandrin beaucoup
plus de souplesse. Il en varie la coupe à l'aide des césu-
res secondaires, qu'il place surtout au commencement
du vers, rarement après le premier et le cinquième
pied, très fréquemment après le second, le troisième et
le quatrième :
Frappe, | ou si tu le crois indigne de tes coups....
J'aime. | Ne pense pas qu'au moment que je t'aime...
Il mourut. I Mille bruits en courent à ma honte...
Prends soin d'elle : l ma haine a besoin de sa vie...
Nous séparer? | Qui? | moi! Titus de Hért-iiice?...
Même dans le second hémistiche, Racine a des césures
fort heureuses, surtout après le huitième, le neuvième
et le dixième pied, quelquefois après le septième et le
onzième :
Si toutefois on peutl'être, | avec tant d'ennuis...
Il faut que vous soyez, instruit, | même avant tous...
J ai voulu te paraître odieuse, ] inhumaine...
FI que me direz-vousqui ne cède, | grands Dieux!...
Je connais l'assassin. — Et qui, madame ? | — Vous...
Amsi les césures peuvent occuper dans le vers n'im-
LE RYTHME
porte quelle place. Parfois elles coupent l'alexandrin
en quatre parties égales:
Mais tout dort, | et l'armée, | et les vents, | et Neptune;
ou en quatre parties inégales :
Ma gloire, | mon amour, | ma sûreté, | ma vie...
J'aime. | A ce nom fatal, | je tremble , j je frissonne.
Le plus souvent, les césures sont disposées de façon à
morceler l'un des hémistiches, en laissant à l'autre
toute sa sonorité :
Presse, | pleure, \ gémis; | peins-lui Phèdre mourante...
Mais fidèle, | mais fier, | et même un peu farouche.
Charmant, | jeune, | traînant tous les cœurs après soi...
Muet, j chargé de soins, j et les larmes aux yeux...
Il avait votre port, j vos yeux, | votre visage...
La douceur de sa voix, | son enfance, | sa grâce...
J'ai trouvé son courroux chancelant, ( incertain...
Et périssez du moins en roi, | 's'il faut périr.
On voit que l'harmonie du vers racinien n'a rien de
monotone. Sans manquer jamais aux règles fondamen-
tales de l'alexandrin, le poète le renouvelle sans cesse
par l'habile emploi des césures secondaires.
C'est par des procédés analogues qu'il évite l'unifor-
mité dans la liaison des vers. On ne trouve guère de
long morceau oii tous les alexandrins s'acheminent
deux à deux, ou isolément, avec la même régularité.
Tantôt un vers empiète sur le précédent :
Et s'il m'écoute encor, madame, | sa bonté
Vous en fera bientôt perdre la volonté.
Tantôt c'est le premier vers qui semble se prolonger
dans le second. Racine manie l'enjambement avec
beaucoup de bonheur et de liberté. Il a fréquemment
des rejets de trois et quatre pieds :
RACINE
Je confossorai tout, exils, assassinats,
Poisoi» nH'Muo. I
I/aiinable Bérénice entendrait de ma boucho
Qu'on l'abandonne ! |
L'enjambement s'étend quelquefois jusqu'à Iac(''siirc
principale ; même il envahit le second liémisliclie :
Je lai trouvé couvert d'une alîreuse poussière,
Révolu de lambeaux, tout pâle. |
Le rejet a d'autant plus de relief qu'il tombe après une
plus longue série d'alexandrins uniformes :
Et tout l'or de David, s'il est vrai qu'en effet
Vous gardiez de David quoique trésor secret;
Et tout ce que des maiusde celte reine avare
Vous avez pu sauver et de riche et de rare,
Donnoz-le. |
' Quelquefois le poète interrompt tout à coup le mouve-
ment d'une période en jetant une césure dans le der-
nier hémistiche :
Quiconque ne sait pas dévorer un affront,
Ni de fausses couleurs se déguiser le front.
Loin de laspecl des rois qu'il s'écarte, | qu'il fuie!
V
Mais le procédé le plus habituel consiste à morceler, ;\
l'aide de césures secondaires ou d'un rejet, l'avanl-
deniier vers pour augmenter encore la sonorité du der-
nier :
Ainsi ce roi, qui seul a, durant quarante ans.
Lassé tout ce (lueHoine eut de clicls iuiporlanls,
El qui, dans lOrient balanranl la fortune,
Vengeait de tous les rois la querelle coininune,
Mrurt, I et laisse après lui, pour venger son trépas,
Deix fils infortunés qui ne s'accordent pas.
Variété des coupes. em[)loi des césures secondaires
LE RYTHME 225
et_de renjambement, tels sont les moyens très simples
qui suffisent à Racine pour soutenir et renouveler tou^
jours l'harmonie du vers "SëliT période et de IsTtirade.
Il a su assouplir l'alexandrin et en varier le rythme sans
jamais le défigurer ou le briser.
Pour bien saisir toutes les ressources de Racine dans
sa versification, il faut le voir à l'œuvre dans ses poé-
sies lyriques, surtout dans les chants d'Esther et d'^-
tha lie.
Comme il nous le dit lui-même, il a voulu imiter
les chœurs des tragédies grecques. Bàtons-nous d'ajou-
ter qu'au xvn® siècle on ne soupçonnait guère la struc-
ture rythmique d'une strophe de Sophocle, et que d'ail-
leurs il serait tout à fait impossible d'en reproduire les
combinaisons avec nos langues modernes où la quan-
tité est presque toujours incertaine. Aussi Racine
n'a-t-il pu imiter que les apparences du lyrisme grec.
Cette restriction faite, il faut reconnaître qu'il y a mer-
veilleusement réussi.
Dans Racine, comme dans Euripide ou Sophocle, le
chœur est vraiment un personnage du drame : il se
mêle souvent à l'action, il interroge, il donne la répli-
que. Aussi beaucoup de scènes sont-elles en partie
déclamées, en partie chantées. On peut citer comme
exemple, dans Esther, la dernière scène du second
acte, oh Elise alternativement cause et chante avec les
jeunes Israélites.
Dans les pièces bibliques de Racine, comme dans les
tragédies grecques, les chants sont dirigés par un chef
du chœur. Dans Esther, c'est Elise qui remplit ces
fonctions de coryphée ; dans Athalie, c'est Salomith.
Le coryphée, ou, à son défaut, l'un des personnages
du drame, Esther ou Joad, donne le signal des chants.
En voici la forme la plus simple. Une voix seule entonne
un couplet ; tout le chœur y répond, soit par le même
couplet répété tout entier ou en partie, soit par d'autres
paroles sur le même sujet et sur un rythme analogue.
On trouve même chez Racine un souvenir de ces demi-
10*
22^ RACINE
clui'm's (|iii(l;uis les pit'cos i^rccijiics se r«''|t()iMla"Mii sjir
le iiitMiic air. SeiiliMiienl ici los doux moilirs du rlid'nr
sont remplacées par doux voix {At/mlic, aclo 111,
scène vm ).
Souvont la structure se complique. Voici, par
exemple, comment est faite la seconde ?>cbx\o A' Esther:
une voix seule; une autre voix; les deux voix
ensemble; tout le chœur; le coryphée; la première voix;
tout le chœur; la seconde voix ; tout le cliduir.
Racine varie à l'infini ces combinaisons. l\irfois il
fail intervenir jusqu'à quatre ou cinq voix. Mais ce
qu'on remarque partout chez lui, romm»* choz les poèh'S
grecs, c'est la préoccupation de la symélrio. EMe se
marque fréquemment dans l'intérieur d'un môme cou-
plet, par une sorte de refrain :
Que ma bouche et mon cœur, et tout ce que je suis,
Rendent honneur au Dieu qui m'a donné la vie.
Dans les craintes, dans les ennuis.
En ses bontos mon àme se confie.
Veut-il par mon trépas que je le glorifie?
Oue ma bouche et mon co'ur, et tout ce que je suis,
Kcndent honneur au Dieu qui ma donné la vie.
Toujours les voix se répondent; le cluour inlorvioni ;\
des intervalles réguliers ; tout couplet en appelle un
autre qui semble le compléter. Si l'on oublie un ins-
tant la structure intime du lyrisme grec, on a vraiment
l'illusion d'un chœur d'Euripide. Et c'est mervaille
d'avoir pu produire ces ellels avec une langue et une
versification si dilférentes.
Ce qu'on distingue à première vue dans une ode
grecqup, c'est l'inégalité des v«^rs et la symélrio dos
slrophos. Tels sont aussi les doux principes fjui domi-
nent chez Racine la versification lyrique. Il use d'une
enliore liberté dans le choix des rythmes; mais dans toute
strophe il a soin de reproduire au mrtins (juohjuos élé-
ments des strophes correspondantes, soit un refrain, soit
la mesure de plusieurs vers, soit môme le tour et l'idée.
LE RYTHME 227
On trouve dans ces chœurs une extraordinaire vari<^tc
de rythmes. Quelquefois c'est une série régulière
d'alexandrins :
Combien de temps, Seigneur, combien de temps encore
Verrons-nous contre toi les méchants s'élever?
Jusque dans ton saint temple ils viennent te braver :
Ils traitent d'insensé le peuple qui t'adore.
Combien de temps, Seigneur, combien de temps encore
Verrons-nous contre toi les méchants s'élever ?
Le plus souvent les strophes sont des combinaisons
heureuses de vers de toutes mesures. Voici un couplet
plein de gaieté et de mouvement :
Rions, chantons, dit cette troupe impie ;
De fleurs en fleurs, de plaisirs en plaisirs,
Promenons nos désirs.
Sur l'avenir insensé qui se fie.
De nos ans passagers le nombre est incertain :
Hàtons-nous aujourd'hui de jouir de la vie ;
Qui sait si nous serons demain ?
Voici maintenant une strophe grave et menaçante, oii
passe toute la poésie des Livres saints:
0 mont de Sinaï, conserve la mémoire
De ce jour à jamais auguste et renommé,
Quand, sur ton sommet enflammé,
Dans un nuage épais le Seigneur enfermé
Fit luire aux yeux mortels un rayon de sa gloire.
Dis-nous pourquoi ces feux et ces éclairs,
Ces torrents de fumée, et ce bruit dans les airs,
Ces trompettes et ce tonnerre ?
Venait-il renverser Tordre des éléments ?
Sur ses antiques fondements
Venait-il ébranler la terre ?
Dans la versification lyrique^ Racine a fait de vraies
trouvailles. Voici un curieux exemple de rythme ascen-
dant:
228 RACINR
Rompez vos fers,
Tribus mpfivcs;
Troupes fugitives,
Repassez les monts et les mors ;
Rassemblez-vous des bouts de l'uuivers.
Voici un rythme descendant:
Dieu descend et revient habiter paimi ikmis :
Terre, frémis d'allégresse et de crainte.
Et vous, sous sa majesté sainte,
Cieux, abaissez-vous !
Ailleurs ces deux rythmes se combinent dans un m(^mc
couplet :
Que vous semble, mes sœurs, de l'état où nous sommes ?
D'Esther, d'Aman, qui le doit emporter ?
Est-ce Dieu, sont-ce les hoiiinxîs.
Dont les œuvres vont éclater ?
Vous avez vu quelle ardente colère
Allumait de ce roi le visage sévère.
II faut remarquer surtout la parfaite concordance de
l'idée et du rythme. S'aeit-il d'une vérité générale? la
strophe devient solennelle :
On peut des plus grands rois surprendre la justice.
Incapables de tromper.
Ils ont peine
perspectives :
Que son nom soit béni ; que son nom soit chanté.
Que l'on célèbre ses ouvrages
UNITÉ DE l'œuvre 229
Au delà des temps et des âges,
Au delà de l'éternité.
Cet accord constant de la strophe et de la pensée,
cette prodigieuse variété du rythme, cette symétrie
jamais monotone, cette liberté de l'invention, voilà ce
que Racine avait appris des Grecs et ce qu'il a su repro-
duire en notre langue avec autant de hardiesse que de
goût. Ces chœurs à'Athalie et à'Esther révèlent, non
seulement un grand poète, mais encore un versificateur
de premier ordre, un incomparable ouvrier en l'aftdes
vers. Ici se déploie librement le génie inventif que
nous avons déjà vu à l'œuvre dans le maniement de
l'alexandrin.
IV
UNITÉ DE L'CEUVRE. — CONCLUSION.
Rythme ou style, structure ou conception du drame,
tout dans ce théâtre concourt à produire une impres-
sion très nette de force tranquille et d'harmonie. Racine
possède nombre de facultés éminenles : la sensibilité,
l'esprit, l'imagination, l'énergie, l'éloquence. Une seule
de ces facultés eût suffi sans doute pour le mettre au
premier rang ; peut-être même, isolée^, eût-elle tout
d'abord frappé davantage. Mais ce qui est extraordi-
naire ici, c'est l'équiHbre de ces qualités brillantes qui
se contiennent l'une l'autre et que maîtrisent toujours
la conscience littéraire, le sentiment des proportions,
le goût de la mesure et du solide. Racine cache ses
richesses et ses audaces avec autant de soin que
d'autres mettent à les étaler. Il apporte de grandes nou-
veautés, et pourtant il ne prétend rien bouleverser. Il
s'en tient aux sentiments les plus généraux de i'âme
humaine, aux formes consacrées de la tragédie, à la
langue et à la vorsificalion do son lonips. Mais do ces
éléments ordinaires ot si simples il lire des effets très
neufs, à force de logique et d'art. Toujours il domine
son œuvre, où chaque détail est subordonné à l'en-
semble. Il faudrait peut-être remonter ius(|u'aux drecs
pour trouver clie/ un poète un si parfait aecoid de la
forme et du fond, tant d'élégance et de simplicité dans la
hardiesse, tant de variété dans l'harmonie, tant de
nuances et d'imprévu dans l'unité.
Vivement contestée par les partisans de Corneille et
les survivants de la Fronde, la tragédie de Racine fut
acclamée par la jeune cour et la nouvelle école, par
tous ces illustres gens de lettres contemporains de
Louis XIV qui allaient devenir les vrais classiques de
la France, les plus complets représentants de son
génie littéraire. Pendant toute la première moitié du
xvui* siècle, le théâtre de Racine fut considéré comme
la perfection suprême de l'art dramatique. Il contribua
beaucoup à orienter la poésie moderne, même toute la
littérature d'imagination, vers l'analyse presque exclu-
sive des passions de l'amour. Mais il est à remarquer
qu'en admirant Racine, et en croyant l'imiter, on
rompait réellement avec son système dramatique: les
auteurs tragiques, Voltaire en tête, revenaient à la
tradition de Corneille et subordonnaient les caractères
à l'intrigue. Cette tendance se marqua mieux encore
dans la seconde moitié du xvni' siècle : on repoussa
hautement la méthode de Racine et de Molière; le mot
d'ordre de Diderot, de Sedaine et de Beaumarchais fnt
de peindre au théâtre des situations et des conditions.
Ce qui compromit bien plus la gloire de Racine, ce fut,
aux temps de la Révolution et sous le premier empire,
la maladresse et la foi obstinée de ses derniers imita-
teurs. Aussi l'Ecole romantique ne ménagea guère
l'auteur de BritminicKs et iVAthalie, en qui elle croyait
reconnaiire le [dus dangereux de ses adversaires. Mais
CONCLUSION 231
toutes ces querelles sont bien loin de nous. De nos
jours, la tragédie de Racine a été remise à sa vraie
place, parmi les chefs-d'œuvre de l'esprit français.
D'ingénieux critiques ont découvert tour à tour de
nouvelles raisons de l'admirer. Jamais sans doute on
ne Ta mieux comprise qu'aujourd'hui : jamais elle
n'a paru plus jeune, plus vivante et plus vraie.
TABLE DES MATIÈRES
Pages.
CHAPITRE T. — L'HOMME 7
I. — L'éducation littéraire et l'éducation mondaine. —
L'élève de Port-Royal et le bel esprit 9
n. — Première crise: rupture avec Port-Royal. — Les
;J pamphlets contre Nicole et la Farce des Plaideurs.
— T>' Androinaque à Phèdre 15
III. — Deuxième crise : conversion et retraite 26
IV. — Retour offensif de la littérature et du monde.— L'His-
toire du Roi. — Racine à la Cour et à l'Académie, 31
V. — L'homme de lettres au service du dévot. — Les
chefs-d'œuvre chrétiens : tragédies sacrées, Can-
tiques spirituels, Histoire de Port-Royal 39
VI. — Les dernières années : Racine entre Louis XIV et
Port-Royal 44
VIT. — Caractère et tour d'esprit 47
CHAPITRE II. — Le SYSTÈME DRAMATIQUE 57
I. — La bataille dramatique. — Amis et ennemis. ... 57
I \ II. — Nouveautés de la tragédie de Racine 74
Y^ '^^ III. — Sa psychologie. — Les caractères 80
^-\ IV. — Structure du drame 89
CHAPITRE III. — Le théâtre 97
I, / — Vue d'ensemble. — La vérité historique dans le théâ-
s"^^ ' . tre de Racine 97
234 TABLE DES MATIÈRES
II. — Les Grecs lo.';
III. — 1^8 Romains I'j7
JV. — Les Orientaux 111
V. — Racine et la Bible 162
VM. — Le théâtre de liacine et la société du xvii» piicle. 184
CHAPITRE IV. - L'ABT 197
I. — Hardiesse de la conception . — Simplicité des moyens.
— Harmonie de la composition 197
II. — La langue et le style l'0;{
III. — Le rythme 220
IV. — Unité de rœuvre. — Conclasion 229
TABLE DES GRAVURES
Pages.
Portrait de Racine, d'après Santerre Frontispice,
Les Plaideurs, d'après Graveiot 21
Iphigénie. Id. 115
Britannicus. Id. 131
Mithridate. Id. .151
Athalie. Id. . ' 175
t3t:icue de Baciae {reproduction du musée de Versailles). . , , 207
Paris-Poitiers. — Société Française d'Imprimerie et de Librairie.
MaUOTHECA
La Bibliothèque
Université d'Ottawa
Échéance
DEC 2 8 19^
HiAR 14 1972
The Librory
University of Ottawa
Dof* dut
La Bibliothèque
Université d'Ottawa
Echéance
The LIbrary
University of Ottawa
Date Due
MAR 2 7 1988
^
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WN301
NOV 2 2 1996
OCr I 0 ;997
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